Chapitre 2
Je me nomme Cody Nixon Orth. J'ai 26 ans. Je suis
journaliste, critique. J'ai amorcé une brillante carrière grâce à la popularité
de mon père adoptif, un grand politicien maintenant décédé. Je ne dois pas être
repoussant à en juger par les regards malins que les femmes me jettent parfois dans la
rue. Je suis riche, je vis en banlieue dans mon château.
Maintenant que je me suis présenté, voulez-vous bien m'expliquer comment se fait-il
que je sois trempé jusqu'à la taille dans un marais empestant la bouse de vache,
que je sente moi-même aussi mauvais qu'un putois faute de ne pas avoir pris de
douche depuis plus d'une semaine, et que j'ais présentement pour seuls
compagnons une femme irrésistible et quelques milliards de moustiques me tournant autour
du crâne?
- Croft, j'en ai marre!
- Arrêtez de brailler comme un gosse qui s'est déchiré le genou sur le trottoir,
Orth. Il faut continuer.
Pataugeant maladroitement, je me suis élancé dans l'eau stagnante pour rejoindre ma
collègue de voyage. Tentant de garder mon équilibre tout en suivant la cadence rapide de
Lara, j'extirpai mon genou de la marre brunâtre et pointai celui-ci avidement.
- Voilà! Regardez! Il est déchiré mon genou, j'ai bien le droit de me plaindre!
J'en ai partout des blessures! Pas étonnant, vu l'allure accueillante des
lieux. Je ne suis pas un fou moi. Je ne suis pas un tueur non plus. Je ne suis pas un
chasseur de démons, un pilleur de tombes, un aventurier! J'y connais rien aux
mécanismes des pistolets, aux arts martiaux. Je n'ai jamais massacré un babouin à
mains nues, et encore moins éclaté la face d'un T-Rex à coup de bazooka. Si on
m'obligeait à tuer, je pense que je pisserais dans mes culottes bien avant. Je ne
sais pas courir sans faire de bruit, ramper dans des espaces en me contorsionnant comme
une souris ou grimper à des structures verticales. Je suis incapable de m'agripper
à une corniche large de quelques millimètres après un saut prodigieux au dessus
d'un abîme sans fond. Bordel, c'est pas juste, je n'ai pas de nichons et
de fesses en coussins gonflables, moi! Je ne m'appelle pas Lara Croft! Pourquoi
m'avez-vous amené ici, dans ce pays de merde? Je veux rentrer chez moi!
Après cette formidable tirade au cours de laquelle Lara n'a pas daigné me jeter un
regard, émettre une protestation ou s'arrêter momentanément pour m'écouter,
elle m'assena une formidable claque derrière la tête, me faisant chuter dans les
eaux putrides du marais. J'émergeai en crachant et en jurant, continuant à suivre
rageusement ma collègue.
Ça fait bientôt trois semaines que nous avons quitté la Grande-Bretagne. Dès la nuit
de notre rencontre, Lara m'a ordonné de congédier mes servantes et de verrouiller
mon château. C'est après maintes protestations de ma part que nous sommes
finalement sortis de ma demeure. Lara avait loué un petit avion, comme si elle se doutait
bien que j'allais la suivre dans sa recherche de vieilles reliques oubliées. Je
n'avais pas bien le choix, étant donné que je tiens à ma peau. Au terme d'une
nuit exécrable, nous nous sommes envolés vers les Amériques. Après plusieurs escales,
nous sommes arrivés à destination.
Ce fut dans un miteux aéroport, constitué de deux pistes d'atterrissages et
d'un médiocre bâtiment, que nous foulèrent pour la première fois le sol
Brésilien. La suite des événements n'est pas bien compliquée à saisir : Lara a
payé les services d'un guide pour se rendre à un temple possiblement inexistant, le
guide s'est fait trancher la gorge lors d'une embuscade menée par ceux qui ont
à coeur mon tatouage (mais pas nécessairement le reste de ma personne), et nous
sommes maintenant seuls dans ce foutu marais depuis bientôt 3 jours, pourchassés, sans
aucune idée de la direction à prendre.
J'étais à bout de souffle.
- Où est-ce que vous allez, dis-je avec une faible voix plaintive qui se voulait
pitoyable.
- Là où il y a un passage.
D'un geste automatique de la main, je balayai une nuée de moustiques qui
tournoyaient autour de mes épaules. Je jetai ensuite un regard à la jungle dense et
impénétrable qui encadrait le mince couloir d'eau dans lequel nous pataugions.
- Sage observation, laissai-je tomber. Quand allons-nous nous arrêter?
- Lorsque nous pourrons sortir de ce marécage. Pas avant. Ensuite nous nettoierons vos
plaies.
Je m'enfermai dans un silence, épuisé. Pendant les deux semaines précédentes, mes
nuits furent pénibles. Constamment assaillit par les moustiques, restant éveillé
pendant des heures en entendant des grognements et des cris bestiaux provenant des épais
feuillages nous entourant, je ne somnolais en moyenne que cinq heures par nuit. Et ça,
c'était quand il ne pleuvait pas, quand nous ne devions pas impérativement nous
lever tôt le lendemain, et quand je n'avais pas mangé des vers en guise de souper.
Tous ces inconvénients avaient maintenant raison de moi, laissant leur marque dans mes
muscles endoloris, mes yeux cernés et mon manque flagrant d'énergie.
Lara marchait en tête, décidée, aussi rayonnante qu'à notre première rencontre.
Elle était dans son élément. Elle écartait les branches et les racines qui nous
bloquaient le chemin en gardant constamment le regard rivé sur le chemin qu'elle
empruntait. Même si l'eau boueuse lui arrivait jusqu'à la taille, elle
semblait marcher comme sur la terre ferme. Elle devait d'ailleurs s'arrêter
fréquemment pour m'attendre. Ses avant-bras étaient lacérés en plusieurs
endroits, les plaies étant causées par les branches épineuses qu'elle repoussait
pour libérer la voie. Néanmoins, sa détermination n'avait aucune borne, et nous en
fûmes récompensés alors que le soleil se couchait.
Le cours d'eau déboucha finalement sur un petit lac à flanc de falaise. Une chute
d'eau claire et scintillante longeait sagement la paroi avant de la quitter à un
certain niveau et de se mêler à l'eau en contre-bas en formant des bouillons
d'écume. Nous quittâmes le corridor d'où nous venions pour entrer à la nage
dans une eau claire et salubre. La jungle formait un épais plafond par dessus la chute et
la petite oasis. Néanmoins, sentant que l'air troquait son humidité pour de la
fraîcheur, nous nous doutions bien que le soleil amorçait sa descente.
- Ah... Faisons une petite pause au Paradis, l'Enfer m'a légèrement
fatigué! lançai-je tout en faisant la planche.
Pour seule réponse, une détonation résonna dans l'air. Les oiseaux et animaux qui
habitaient dans les arbres des alentours décampèrent aussitôt dans un vacarme
momentané. Le silence retomba aussitôt sur la forêt.
Manquant avaler de l'eau, je me suis rétablis en observant Lara d'un air ahuri.
La jeune femme, les bras tendus vers l'avant, pointait un revolver vers la chute
d'eau.
- C'est quoi le problème?
- Constatez par vous-même.
Une masse inconnue flottait non loin de nous, ballottée par les remous que causait la
chute d'eau. Des cernes de sang se formaient progressivement autour de la bestiole.
C'est alors qu'un claquement retentit, derrière le rideau liquide.
Immédiatement après, deux, puis trois crocodiles franchirent la cascade, évitèrent
leur défunt comparse et se ruèrent vers nous.
Lara rengaina, nagea énergiquement jusqu'à moi et m'empoigna solidement en me
poussant vers le rivage. N'étant pas habitué à subir une attaque groupée de ce
genre de bestioles, j'étais littéralement figé d'angoisse. Lara mis un terme
à mon état végétal en m'administrant un solide coup de genou dans le ventre, me
saisit par les épaules et le releva sèchement. Les crocodiles avaient pratiquement
traversés le bassin.
- Courons. Ces bébêtes se déplacent beaucoup plus rapidement sur le sol que nous, mais
nous avons l'avantage de descendre du singe.
Elle m'agrippa le bras sans ménagement, enfonçant ses ongles dans ma chair,
m'obligeant ainsi à la suivre au pas de course. Les crocodiles s'élancèrent
à notre poursuite sur le sol jonché de feuilles, gueule béante et crocs bien en
évidence. Ils gagnaient d'ailleurs du terrain.
- Pourquoi vous ne les explosez pas?
- Je n'ai aucune envie de gaspiller des munitions. On risque de rester dans cette
charmante nature encore quelques temps. Économisons.
Sur ce, elle s'arrêta près d'un immense tronc se séparant en deux à environ
deux mètres du sol. Elle joignit les mains et me les présenta. Mes lèvres remuèrent en
guise de protestation, mais la vue des lézards géants affamés qui se ruaient vers nous
me convainquit que la coopération devait être la meilleure solution à adopter.
M'aidant de ses mains comme d'une marche, je grimpai dans la fourche de
l'arbre gigantesque. Trouvant ensuite quelques repères où m'agripper, je
tendis la main pour aider Lara à monter à mes côtés.
Les crocodiles claquèrent des mâchoires, tournèrent autour de l'arbre et
fouettèrent l'air de leur queue écailleuse en entretenant une double rage : celle
de la perte de l'un des leurs, et celle de ne pas avoir de souper humanoïde ce
soir...
Alors que nos prédateurs repartaient vers leur étang, Lara fouilla dans son sac à dos.
Elle en ressortie une petite boîte sellée dans laquelle elle avait entreposée des
allumettes et des pansements.
- Donnez votre main.
Je m'exécutai tout en scrutant le chemin par lequel nous étions passés. La vive
douleur de l'alcool me fit grimacer, et je reportai mon attention sur ma main
meurtrie.
- C'est dans des moments comme ceux-ci où je me demande si je n'aurais pas
été plus en sécurité chez moi...
- Avec un fusil automatique pointé sur la tempe? Sûrement pas, jeune homme.
- Je ne vois pas la différence entre un fusil automatique et la gangrène. Ou alors les
crocodiles. Ou alors toutes ces bêtes venimeuses qui pullulent dans les environs et qui
risquent de venir me croquer pendant mon sommeil. Pour moi, ça ou une balle, ça revient
au même.
- Dites-vous bien que nous n'avons pas fait tout ce chemin pour rien.
- J'aurais très bien pu vivre sans connaître la symbolique de mon tatouage, vous
savez. J'aurais très bien pu me passer de vous, de cette histoire de trésor ou de
ces assassins de profession qui m'en veulent pour je ne sais quelle raison. Selon
moi, nous avons fait tout ce chemin pour rien.
- Demain, nous serons au temple.
- Ah! Attention avec l'alcool... Le temple? Il n'existe pas, j'en suis
certain. Ce sont toutes des histoires pour effrayer les grand-mères. Ce sont des contes
et des mythes anciens. Les aborigènes devaient se compter ça pour s'expliquer la
gravité, les éclairs, les crises cardiaques, ce genre de choses.
- Je suis peut-être chasseuse de démons, mais sûrement pas chasseuse de fantômes.
Demain, nous serons au temple.
Elle rangea prestement ses ciseaux après avoir solidement attaché un bandage autour de
mon genou. Refermant son sac, elle le mis sur son dos et entreprit de grimper sur le tronc
le plus horizontal de l'arbre.
- Trouvez-vous un endroit où dormir en hauteur, pour ne pas être visité durant la nuit.
Nous en reparlerons demain et élaborerons notre plan.
Elle s'installa dans une fourche. Ramenant ses mains contre son oreille, entourant le
tronc avec ses jambes, elle s'assoupi. Mais je savais bien qu'elle ne dormait
que d'un oeil. Aussi me doutai-je que, alors que je m'installais auprès
d'elle pour dormir, elle m'épiais silencieusement afin de prévenir une
éventuelle chute.
Le soleil se coucha une heure plus tard, plongeant la jungle hostile dans une pénombre
terrifiante. Je ne réussis pas à dormir, cette nuit là. Aussi me contentai-je de
méditer. Étendu contre une branche, les yeux rivés dans les ténèbres, mes autres sens
se relayaient pour analyser la forêt et ses soubresauts. Après quelques heures, un
faible craquement suivit d'un bruit que je fut incapable d'identifier
attirèrent mon attention.
- Noirceur, fait pas chier, tu me cache quelque chose... murmurai-je, comme pour me
rassurer en entendant le timbre de ma propre voix.
- Vous ne dormez pas encore, vous? soupira Lara.
- Je n'en ai pas l'impression...
Et comme pour ponctuer ma phrase à la manière Croft, une détonation qui déchira le
silence nocturne retentit sauvagement. Je me redressai prestement sur ma branche
d'arbre.
- Vous avez fini avec vos putains de pistolets à la con, Croft!
Au même instant, je sentit un violent coup m'atteindre à l'estomac, me faisant
basculer dans le vide. La surprise fut si soudaine que je ne cherchai même pas à
m'agripper. L'impact sur le sol terreux fut brutal, et le poids de Lara augmenta
le choc subit par ma colonne vertébrale. Après avoir retrouvé mon souffle, qui
m'avait fuit pendant plusieurs longues secondes, j'émis une profonde plainte.
Lara plaqua instantanément sa main sur ma bouche et planta un regard vif et flamboyant
dans le mien. Des gouttes de sueur perlaient à sa tempe.
- Ce n'étaient pas mes putains de pistolets à la con, Orth... chuchota-t-elle,
les dents serrées.
Un frisson me parcourut. Nous restâmes étendus l'un sur l'autre quelques
secondes, tendant une oreille attentive au moindre bruissement de feuilles.
Le signal du départ fut annoncé par une salve retentissante qui nous manqua de peu,
trouant le sol à quelques centimètres de nous et faisant voler copeaux de bois et
feuilles mortes. Lara se redressa avec grâce et rapidité combinées, m'agrippa la
main et m'emmena à sa suite. Nous décampâmes dans les buissons à toute allure,
butant constamment sur des racines et des lianes traîtresses. Malgré tout, notre hâte
était constamment renouvelée par le sifflement des projectiles de pistolets automatiques
qui filaient dans l'air, non loin derrière nous.
- Ils ont des viseurs lasers. Des lunettes nocturnes sans doute, aussi. Ils ont un bon
armement.
- Tout compte fait, pourquoi ne pas leur offrir mon bras?
- Bon, alors tout est réglé! Donnons-leur ce qu'ils demandent, annonça Lara en
faisant mine de ralentir.
- Mais vous êtes folle? Ils vont nous tuer!
- Je vois que vous redevenez raisonnable, marmonna-t-elle en repartant au pas de course.
Nous zigzaguâmes sur plusieurs centaines de mètres, puis continuâmes en ligne droite
afin d'augmenter le plus possible la distance entre nos poursuivants et nous-mêmes.
Épuisés et haletants, nous fîmes une courte pause contre un arbre centenaire.
- Où allons-nous?
- Au temple. Mais avant, on va jouer, chuchota-t-elle avec un sourire malin.
- Vous n'êtes pas vraiment mon genre de femme, vous savez... dis-je après
quelques secondes de réflexion.
- Pas ce genre de jeu, Orth... soupira-t-elle, exaspérée.
- Ah... puis, après un court silence : Je ne vous connais pas, moi! Comment pourrai-je
deviner que vos regards malicieux et vos airs séducteurs sont synonymes de vacheries?
- Vous apprendrez bien assez tôt... Vous êtes un peu comme moi, de toute manière.
Venez.
- Quel genre de jeu, alors? demandai-je tout en la suivant au trot.
- Ça consiste essentiellement à nous éloigner de notre but, puis une fois assez loin,
à semer nos adorables chiens de chasse en revenant vers celui-ci.
- Rien de plus simple, voyons...
Ma réplique semblait mal assurée. Elle tourna la tête dans ma direction et croisa mon
regard effrayé. Elle me gratifia d'un sourire bienfaiteur, me redonnant quelque peu
confiance et courage. Elle se détourna ensuite en pressant l'allure,
m'obligeant à en faire de même. Nous nous engouffrâmes alors plus profondément
dans les méandres sombres et labyrinthiques de la jungle amazonienne.
|