Chapitre 1 : Time for tears...and guns
L'aéroport du Caire ne dormait jamais. Quelle que
soit l'heure du jour ou de la nuit, hommes d'affaires pressés et touristes
endimanchés s'y croisaient dans un curieux mélange de langues et
d'expressions. Sans remarquer les visages blafards aux expressions fatiguées, les
enfants accrochés à leurs parents et les policiers au regard sévère, le vieil homme
avançait à contre-sens, fendant la foule qui se précipitait vers les terminaux. Il
l'aperçut : elle avait les traits tirés, il le comprenait ; mais elle gardait aussi
cette expression attentive. Il était sûr que si une détonation avait retenti en cet
instant, elle aurait bondi vers l'avant. Cette expression attentive lui était
familière. « Je te connais », murmura-t-il pour lui-même. Le regard fixe, elle
semblait se laisser porter par la foule. Terminal 8, Heathrow Airport. Lentement, il
s'approcha d'elle, pas à pas, tout en la fixant, mais elle ne fit pas attention
à lui, pas même lorsqu'il la bouscula. A peine murmura-t-elle un faible « I'm
sorry », mais il ne l'entendait déjà plus. Il soupira, continuant son chemin
d'un pas tranquille et mesuré. Sa mission était accomplie. Il pouvait aller en
paix, désormais. Il entra dans les toilettes pour homme et se débarrassa : maquillage,
casquette, perruque, moustache, il en ressortit métamorphosé : nul n'avait vu ce
grand homme noir pénétrer dans la pièce. Le personnage du vieux Soudanais finit dans
une poubelle, tandis qu'il gagnait paisiblement la sortie et offrait son visage
sombre à la brise cairote, regagnant à pied la ville qui résonnait d'un joyeux
concert de klaxons. Une voiture l'attendait. Avant que la fille ne se rende compte de
quoi que ce soit, il serait loin...
Jane ne remarqua pas que son sac s'était alourdi avant d'arriver à Croft
Manor. Après que Winston, l'ayant trouvée hébétée et à moitié frigorifiée
sous la bruine de l'automne anglais, l'eut entraînée à l'intérieur, lui
eut présenté le manoir dans ses moindres détails, et, devant l'âtre du petit
salon, lui eut servi une tasse d'Earl Grey plus fort qu'elle ne l'aimait,
elle se sentit quelque peu rassérénée. Assise au coin du feu, elle écouta,
bouleversée, le récit que lui faisait le majordome. Et tandis que les braises mouraient
dans l'âtre, elle assistait en différé à la disparition de sa soeur.
Recroquevillée au fond d'un fauteuil à oreillettes, elle n'intervint pas avant
la fin du récit. Elle n'ouvrit les yeux que lorsque le silence envahit la pièce.
Winston soupira.
-En vérité, le père Patrick et moi-même avons encore quelque espoir en Werner Von
Croy, qui continue de fouiller, là-bas, en Egypte, mais je crains qu'il faille se
résoudre à ne plus revoir miss Croft.
Reportant leur attention sur les braises qui rougeoyaient à peine, ils se laissèrent
tous deux emporter par les souvenirs. Lui, observant Lara qui bouclait son sac, quelques
semaines auparavant. Von Croy était en Egypte, et cela sentait le roussi, d'après
elle. Et Jane, dans des souvenirs plus anciens : sa soeur partant pour la Suisse,
alors qu'elle-même apprenait à écrire ; ses parents effondrés en apprenant
l'accident, puis en colère alors que Lara refusait toute apparition dans la
gentry... Et, plus récemment, résignés lorsque Jane leur apprenait qu'elle ne
suivrait pas non plus le chemin qu'ils lui avaient tracé... Elle inspira. Lara
avait été davantage qu'une soeur, pour elle. Elle était son modèle depuis sa
plus tendre enfance. Tandis que Lara se préparait pour un énième bal, Jane
l'imitait. « Jouer à Lara » était l'un de ses passe-temps favoris.
Qu'en était-il de sa carrière d'archéologue ?
Elle frissonna. Lara n'aurait certainement pas apprécié la léthargie dans laquelle
elle était plongée depuis plus de 24 heures. Elle l'aurait secouée, voire giflée
pour qu'elle bouge. Jane le savait parfaitement. Elle fixa un point invisible, devant
elle, puis murmura « OK ». Sursautant, Winston prit cela pour de l'impatience. Il
se proposa de lui dresser un lit de fortune, mais elle refusa tout net, affirmant
qu'elle prendrait un lit déjà fait. Le seul qui restait étant celui de Lara, elle
se résolut à y coucher, se promettant d'en changer les draps dès le lendemain.
Elle rendrait visite à ses parents. Qui sait ? Ils avaient sans doute besoin d'elle.
Winston se retira, non sans avoir au préalable allumé un grand feu de bois dans la
cheminée de la chambre et avoir vérifié que son hôte ne manquerait de rien cette nuit.
C'est en ouvrant le sac qu'elle portait habituellement en bandoulière
qu'elle aperçut le livre. Il était épais, lourd, relié de cuir rouge et fermé
par un lacet de cuir. Fronçant les sourcils, Jane s'approcha du feu qui crépitait
dans la cheminée de la chambre, exposant le livre à la lueur des flammes. Puis, tout en
s'installant en tailleur sur l'épais tapis oriental, elle tira sur le
cordon...aussitôt un feuillet s'échappa du livre et glissa au plus près du feu.
Elle le déplia et, reconnaissant l'écriture de Lara, le parcourut fébrilement.
« Qui que vous soyez, familier ou étranger, je vous demande de remettre ce livre à ma
soeur Jane, aux dernières nouvelles étudiante en archéologie à l'université
d'Oxford. Il s'agit d'une question de vie ou de mort, et c'est de
votre mort qu'il est question, car des gens mal intentionnés voire diaboliques sont
prêts à commettre les pires atrocités afin de s'approprier ce bouquin. Suivez donc
ce conseil et remettez-le à la personne susdite. Si ma volonté n'était pas
accomplie, veuillez prendre note que je reviendrai d'entre les morts et châtierai
quiconque m'aura contrariée... »
Suivait une énumération des atrocités qu'un spectre était capable d'infliger
aux vivants, liste devant laquelle n'importe qui eut souri, songea Jane. Pourtant, on
lui avait remis ce bouquin... manuscrit, constata-t-elle en tournant rapidement les
pages. L'écriture était sensiblement la même que sur la lettre, elle en conclut
qu'il s'agissait d'une sorte de journal. Sur la première page était
inscrit ce simple mot « Diary », puis suivaient une dizaine de pages... vierges. Mais
après celles-ci, sur des pages et des pages, l'écriture hachée et régulière de
Lara Croft racontait en détail chacun de ses voyages, chacun de ses périples. Le
premier, que Jane situa après son retour en Angleterre à la suite de l'accident
d'avion, commençait par l'Egypte, le Mexique... Elle défit son chignon et
libéra une cascade de cheveux aux reflets roux qui glissèrent sur son épaule. Tout en
ôtant ses vêtements trempés, elle parcourut rapidement les pages, de plus en plus
intriguée. Comment ce livre s'était-il retrouvé en sa possession ? Qui avait bien
pu le lui remettre, et pourquoi ne s'en était-elle pas rendu compte ? Songeant à
aller réveiller Winston pour lui demander son avis, elle suivit du doigt les
destinations, à chaque début de chapitre. Pérou, Chine, Inde, Ecosse... elle
sourit... le Loch Ness ? Haussant un sourcil dubitatif, elle continua à tourner les
pages, qui à nouveau étaient vierges. Elle laissa le livre retomber sur ses genoux, puis
le posa sur le sol et s'étendit sur le ventre, vêtue de son chemisier, oubliant sa
robe de nuit. Appuyée sur un coude, elle recommença sa lecture. La clé se trouvait sans
doute là, dans ces pages. Mais la clé de quoi ? Gagnée par la fatigue, elle posa
inconsciemment la tête sur le livre... et c'est ainsi que tout bascula.
Le téléphone. Quelqu'un allait-il décrocher le téléphone ? Jane était à deux
doigts de se mettre à hurler que quelqu'un décroche quand les événements lui
sautèrent aux yeux : primo : elle n'était pas dans son studio d'Oxford mais à
Croft Manor, chez sa soeur décédée, étendue à même le sol devant un feu froid et
la nuit noire régnait toujours au-dehors ; deuxio : elle avait quitté l'Egypte
l'avant-veille au soir, après qu'un coup de fil de ses parents à son
professeur et chef de chantier eut ruiné tous ses espoirs d'être un jour une
archéologue reconnue ; tertio : ce n'était pas le téléphone mais l'alarme du
manoir qui résonnait ; et quatre : il y avait quelqu'un d'autre dans la
chambre... Malgré la nuit noire, Jane pouvait voir la silhouette souple se mouvoir
silencieusement le long des murs, guettant la moindre réaction venant du lit. Elle
comprit que là était sa seule chance : l'homme ne l'avait pas vue, et avait
confondu les vêtements déposés sur le lit avec un corps. C'était un homme, elle
pouvait le jurer. De là où elle était, elle lui donnait un bon mètre soixante-quinze.
Il portait une cagoule et des vêtements noirs. Ce furent ses chaussures, qu'elle
voyait très bien car à la hauteur se son regard, qui signalèrent à Jane qu'il
s'agissait d'un professionnel : des bottines noires impeccables, à peine
marquées par la pluie qui tombait à verse. Un professionnel prend toujours soin de son
matériel, contrairement aux amateurs. Cette phrase, écrite dans le livre sur lequel elle
avait posé la tête, la frappa de plein fouet. Le tonnerre gronda dans le lointain alors
que l'homme arrivait devant le lit. A cet instant, trois choses se déroulèrent
simultanément, si vite que Jane ne parvint jamais à se remémorer lequel avait tout
déclenché. Un éclair jaillit, sa lueur aveuglante éblouissant l'intrus, Winston
pénétra dans la pièce en appelant «Miss Jane, tout va bien ? » et Jane, profitant
d'une fraction de seconde d'inattention, bondit vers l'inconnu et le
frappait en plein visage avec la tranche du livre. L'homme s'effondra dans un
grognement, tandis que le majordome étouffait un « Par tous les saints ! » ;
l'alarme résonnait toujours, mais, penchés sur le corps, aucun des deux ne le
remarquait. Jane finit par sonder les vêtements de l'inconnu. Il portait un gilet
pare-balles, ce qui ne la rassurait pas, et un gros revolver avec un silencieux, ce dont
elle se doutait depuis qu'elle avait vu le gilet pare-balles. Elle le délesta de
l'un et de l'autre, puis lui fit les poches et, triomphante, brandit une carte
épaisse et plastifiée blanche. Il semblait s'agir d'un passe, pour autant
qu'elle put en juger à la faveur de la chandelle de Winston. Elle se laissa tomber
sur le sol, les jambes coupées, mais se releva d'un bond quand l'intrus
soupira.
-Das tut weh Herr... gargouilla-t-il.
-Attachez-le, ordonna-t-elle au majordome, moi je m'occupe de l'alarme.
Elle attrapa le livre qui traînait sur le tapis, délaissant la lettre, et parcourut le
palier du hall sans un bruit, dans le noir.
Arrivant dans le salon de musique, à côté de la bibliothèque où un feu flambait en
permanence, semblait-il, elle se dirigea vers le mur entre les deux baies vitrées, dans
lequel était encastré un système d'alarme ultra-sophisitqué. Depuis ce soir, elle
en connaissait le code, Winston ayant apparemment décidé que la responsabilité du
manoir lui échoyait. Tandis qu'elle le composait, elle observa l'écran à
infra-rouges qui, à chaque éclair, prenait une couleur verte. Tandis qu'elle allait
appuyer sur le bouton « Alarm - off », elle suspendit son geste, sentant son
coeur se serrer. La sonnerie grêle continuait... Nouvel éclair, nouveau flash sur
l'écran. Avait-elle rêvé ? Une dizaine de petites silhouettes, toutes plus rapides
les unes que les autres, se mouvaient à l'écran. La nuit noire ne laissait rien
filter, mais l'infra-rouge les avait détectés. Ils encerclaient le manoir. Certains
étaient sur le toit. Captivée, Jane ne put, pendant quelques secondes, détacher son
regard de l'écran. Ce n'est que lorsqu'un des silhouettes entreprit de
grimper sur la façade et s'approcha dangereusement de la silhouette immobile qui se
trouvait à proximité, la sienne, que la jeune fille sursauta et recula d'un pas.
-Jane !
C'était Winston. Alors qu'elle hésitait à se préciter vers lui, deux hommes
cagoulés passèrent à travers les fenêtres, pieds en avant, atterrissant face à elle.
Sans hésiter, elle brandit le revolver. Pft, pft. Pft, pft. Ils s'écroulèrent.
Consciente que le répit serait de courte durée, elle hurla :
-Winston ! Barricadez-vous !
Crash ! Un troisième homme venait de traverser la baie vitrée de la bibliothèque. Sans
davantage s'occuper d'elle, il courut vers les rayonnages, tirant les livres
vers le sol... elle leva le bras, visa, tira. Il s'écroula. Un livre, ils veulent
un livre. Son regard tomba sur le clavecin où elle avait déposé le manuscrit.
-Dix contre un, murmura-t-elle,...
Elle n'eut pas le loisir d'approfondir, trois hommes escaladant la façade vers
les ouvertures béantes hérissées de pointes de verre. La porte du hall était ouverte,
elle aussi. Aucune issue. Il allait donc falloir surprendre les intrus... tout à coup,
elle sut ce qu'elle devait faire. Courant dans la bibliothèque alors que les trois
hommes franchissaient l'ouverture, elle tira vers elle un gros volume marron.
Aussitôt, le feu s'éteignit, dévoilant dans le mur une échelle constituée par
les briques. Il lui fallut deux secondes pour l'escalader, une seule pour fermer la
trappe derrière elle, ranimant de cette façon le feu qui s'enflamma, embrasant les
vêtements de l'homme masqué qui la poursuivait. Ses hurlements s'estompèrent
tandis qu'elle sprintait à travers les greniers. Hors d'haleine, elle
s'arrêta devant une lucarne. Elle avait compté neuf hommes : trois qu'elle
avait mis hors d'état de nuire avec son revolver, un qui venait de
s'auto-courcircuiter ; il en restait cinq. Elle regarda le pistolet automatique. Bon
sang, je viens de tuer un homme ! Elle s'ébroua. Ne plus y penser, ce n'est pas
le moment... il en reste cinq...CINQ ! D'un coup de crosse, elle brisa la
lucarne, pencha la tête à l'extérieur, empoigna la gouttière et se retrouva sur
le toit... face à un cinquième homme, qui visiblement s'attendait à tout sauf
à ça. Il dégaina, tira... la balle lui égratigna la joue. Elle s'y était
préparée, et, sans aucun bruit, tira l'homme vers elle, puis se rétablit dans une
torsion du corps. Dix mètres plus bas, le corps atterrit avec un bruit sourd. Il lui
fallut quelques secondes pour en repérer trois, qui attendaient sans doute des ordres.
Elle se laissa glisser le long de la gouttière, s'écorchant méchamment les jambes,
et se glissa silencieusement le long de la façade. Pft, pft, pft. Tous trois
s'écroulèrent sans un bruit. Il n'en restait plus qu'un, un seul, celui
qu'elle avait assommé. Mais Jane eut beau fureter, parcourir le manoir, elle ne le
trouva pas. Elle hésita, se demandant si elle devait avertir Winston, puis préféra
sonder une dernière fois le parc avant de le rassurer. Elle longea le labyrinthe, le
parcours d'entraînement. Le vent s'était calmé, l'orage éloigne.
C'est ainsi qu'elle perçut le roulement du death-ride et la silhouette qui
volait droit sur elle depuis la colonne en bois. Elle se jeta de côté en tirant sans
cesse, jusqu'à ce qu'elle soit sûre que l'homme effondré était bien
mort. Elle se pencha vers le corps ensanglanté... et s'évanouit.
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