Chapitre 6 : Péril
En fait de train, le bateau reliant Brindisi à
Alexandrie arriva le lendemain au coucher du soleil. Appuyée à la rambarde à
l'avant du bateau, Jane observait la ville sous le soleil qui déclinait. Elle
repéra le site de Pharos sur la presqu'île, et plus loin sur la corniche, la grande
bibliothèque dont la façade de verre reflétait les rayons du soleil. Lorsque le
paquebot amarra, Sheridan l'empêcha de descendre par le pont :
- Evitons les ennuis.
Elle regarda les policiers équipés de kalachnikov qui bousculaient l'équipage sans
ménagement. Silencieusement, ils se rendirent à l'arrière du bateau. L'un
comme l'autre étaient vêtus de couleurs sombres : col roulé noir, pantalon
militaire noir, grosses bottines. Jane sentait le Desert Eagle contre son flanc. Sheridan
remarqua en contre-bas l'embouchure d'un égoût. Leur seul moyen de débarquer
inaperçus. Ils se laissèrent glisser el long de la corde et s'enfoncèrent dans les
eaux noires du port, contournèrent le bateau à la nage et se hissèrent à la force des
bras à l'intérieur du conduit malodorant. C'était effectivement un égoût.
Ils firent encore quelques mètres en pataugeant dans la boue, puis aboutirent dans un
couloir équipé de bords assez larges pour leur permettre de marcher à deux. Consultant
un plan ancien, Sheridan désigna le trottoir de gauche. Il alluma une torche et Jane le
vit lever la tête vers le passage voûté.
- Impressionnant n'est-ce pas ? Au cours du XIXe siècle, des travaux ont eu lieu
dans les quartiers résidentiels d'Alexandrie, afin de els rendre habitable pour les
Européens. De grands industriels sont venus aider le peuple égyptien à leur construire
leurs villas tout confort, incluant l'évacuation des eaux usées... Haussmann et
Empain sont passés par ici...
Sheridan n'avait aucune idée de ce dont elle parlait. Il lâcha un sifflement dont
l'écho se répercuta le long des parois. Au loin devant eux, un grondement sourd lui
répondit. Jane se retourna.
- Qu'est-ce que c'était ?
Tentant de percer l'obscurité du regard, Terry aperçut, en face d'eux, une
autre embouchure noire dont le cercle paraissait s'agrandir encore et encore. Il
secoua la tête. Effet d'optique.
- Probablement un camion passant par-dessus nos têtes.
Il lui tendit le plan.
- Nous sommes ici. Notre cible est là : la Bibliotheca Alexandrina, et surtout le musée
qui se trouve par-dessous. Nous allons devoir emprunter cette voie jusqu'au prochain
croisement, puis nous tournerons à droite, remonterons à la surface et aboutirons au
rez-de-chaussée de la bibliothèque. Une fois entrés, ce sera à vous de jouer.
Elle acquiesça. Ils avaient étudié les différents systèmes d'alarme. Tendant
l'oreille, elle crut à nouveau entendre ce bruit sourd. Elle regarda Sheridan dans
la lumière verte de al torche. Elle aurait juré le voir tressaillir. A leur droite, les
flots ondulèrent en clapotant. Le silence était presque total. De temps à autre, une
goutte tombait du plafond sur le sol.
- Vous venez de dire que nous prendrons à droite au prochain croisement. Mais nous sommes
sur le trottoir de gauche...
- Exact, Croft. Ca veut dire que nous allons devoir traverser.
Sans relever l'ironie du ton, Jane observa l'eau saumâtre et opaque. Cela ne
lui disait rien qui vaille. A nouveau le ronflement retentit puis s'éteignit. Ils se
regardèrent un instant puis Sheridan l'entraîna à sa suite.
- On avance !
Le bruit n'avait rien de mécanique. Il provenait de quelque chose de vivant.
Koza posa une main sur l'épaule de la femme. Elle
s'était assise devant le soleil couchant au sommet de la montagne couverte de neige
et observait un village niché dans un vallon.
- Vous voyez ce village ? Il s'appelle Tokakeriby. La ferme un peu plus haut ? Ce
fermier, je lui dois la vie...
Koza avisa l'homme qui gardait son troupeau. Il ne comprenait pas bien le concept de
« devoir la vie », mais il sentait que chez cette femme c'était la chose la plus
importante. Elle se tourna vers lui.
- je m'appelle Lara.
- Oublie ton nom. Ici, il n'y a ni mots, ni mesure de temps.
- « Ici » ? Où suis-je exactement ?
Elle tendit une main et l'image de la montagne se troubla, comme brouillée par ce
geste.
- Tu es ici et tu n'es pas ici. Si tu parles avec tes notions d'autrefois, tu es
sur le fleuve Eternel, qui coule sans couler. Tu t'éloignes de plus en plus.
Brusquement, le soleil disparut, le ciel se couvrit d'épais nuages. Autour
d'eux, la nature se mit à changer, les montagnes se métamorphosèrent en arbres
agités par le vent, la neige fondit et la pluie commença à tomber. Elle aperçut un
parc autour d'eux.
- Tu n'es nulle part où l'on puisse te trouver. Tu es à l'intérieur de
toi-même.
Elle leva le regard et resta un instant bouche bée face à une grande statue à son
effigie.
- Je ne comprends pas...
- Tu voyages à l'intérieur de toi-même, dans le passé et le présent, pour
répondre à ces questions enfermées en toi. Je suis ton Guide, je te l'ai dit, je
te mettrai sur la voie des réponses, mais c'est à toi de les trouver.
- Ces 4 objets dont j'ai besoin...
- Tu poursuivais des buts, chimériques ou universels... tu les poursuis toujours...
Une question lui brûlait les lèvres.
- Je suis morte ?
- Non.
Le vent souffla un peu plus fort.
- Mais presque. C'est le but que tu poursuis qui te maintient en vie. Ton avenir
dépend de ce que tu en feras.
- J'ai pu toucher des objets et même écrire... comment est-ce possible si je ne
suis pas là ?
- C'est toi qui l'as fait. Toi seule sais comment c'est arrivé...
Elle leva la tête, se concentra, faisant le vide dans les émotions contradictoires qui
l'envahissaient. Elle sentit pour la première fois une goutte de pluie
s'écraser sur son front.
- Tu peux sentir les choses même si tu n'es pas présente. Ton esprit est
suffisamment fort pour cela.
Elle ferma les yeux, cherchant tout au fond d'elle.
Que sentait-elle ? De l'eau, partout, elle glissait sur elle, l'eau la portait.
Il y avait un fleuve d'eau claire et de part et d'autre, des murs aux parures
très anciennes, dessins gravés représentant les processions, colonnes aux cannelures
usées par le temps. Elle ne voyait plus son Guide, mais entendait toujours sa voix.
- Tu te diriges vers le lieu d'où nul ne revient.
Elle retourna sur la montagne himalayenne, à sa contemplation du soleil qui mourait. Sa
vie avait basculé un jour comme aujourd'hui. Quand le soleil se lèverait à nouveau
commenceraient les épreuves.
Ils marchaient depuis une petite heure dans un silence
quasiment complet quand le grondement se répéta. Jane jeta un coup d'oeil
par-dessus son épaule. Devant elle, Sheridan avançait à grands pas, allumant torche
sur torche. Jane savait qu'ils longeaient le port, mais n'aurait pu dire où ils
se trouvaient exactement. Sans doute plus très loin de la bibliothèque. L'odeur
suffocante lui apprit qu'ils approchaient du centre-ville. L'eau charriait de
plus en plus de détritus : bois, tissus, dizaines de sachets en plastique. Regardant
passer un amas de déchets, elle se retourna et crut voir briller une lueur fugace
au-dessus de l'eau. La lueur disparut puis réapparut.
- Hum ? Sheridan...
- On approche du croisement, il va falloir traverser.
- Je ne pense pas que cette idée soit très judicieuse...
Elle lui posa la main sur le bras.
- ... je pense que nous sommes suivis.
Sans un bruit, Sheridan scruta l'obscurité et gratta une nouvelle torche, mais sa
lumière ne parvenait pas à percer les ténèbres. Au loin, la lueur clignota à nouveau.
Jane plissa les yeux. Des hommes ? Sheridan alluma une nouvelle torche et la lança dans
cette direction. A nouveau, le grondement se fit entendre, enfla et enfla à tel point que
les parois de l'égout semblèrent trembler. L'eau émit un bouillonnement
huileux. Puis un animal énorme surgit de l'eau, la gueule ouverte pour attraper la
torche qui éclaira la rangée de dents, les yeux jaunes et la peau du reptile. Jane
sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine. Un crocodile.
- Sheridan ?
- Jane ?
- Terry ?
- Courez !
L'agrippant par le coude il se mit à courir en s'écartant de l'eau.
Derrière eux le monstre se souleva dans une gerbe d'écume puis plongea. Bientôt la
leur de leurs torches éclaira le carrefour. Sheridan se prépara à plonger sans
attendre, mais elle le retint.
- Non !
Balançant sa torche à l'eau, elle observa le lent ballet des reptiles qui se
mouvaient sous la surface. Le canal, profond de plusieurs mètres, était rempli de
sauriens qui se blottissaient les uns contre les autres. Terry lui frappa sur
l'épaule.
- Par ici.
Il lui désignait l'arête du mur qui montait vers le plafond voûté. Les briques
descellées permettaient l'escalade. Se demandant par quel moyen une telle échelle
tiendrait le coup, Jane se précipita à sa suite. A quatre mètres du sol, le plafond
partait en pente douce jusqu'au-dessus du canal. Laissant tomber ses pieds, elle se
suspendit comme Sheridan et avança en se cramponnant, tentant de ne pas observer les
reptiles qui se mouvaient en bas. Certains commençaient à sortir la tête de l'eau.
Elle entendit un grincement sous ses jambes et aperçut un crocodile, la gueule ouverte.
Plus loin, elle voyait parfaitement l'ondulation du monstre qui s'approchait en
émettant un grondement assourdissant. Elle sentit des graviers se détacher du plafond,
et au même instant vit les briques auxquelles se suspendait Terry se desceller. Avant
qu'il ait amorcé un geste, la brique glissa et d'autres à sa suite. Balançant
les jambes, Jane les tendit à sa portée.
- Attrapez ça !
Il se rattrapa à elle alors qu'en contrebas, les crocodiles se piétinaient presque.
Serrant les dents, elle tenta d'affirmer sa prise.
- Je glisse !
Le monstre s'approchait. Il devait mesurer plus de 10 mètres de long. Ses semblables
s'écartèrent pour le laisser passer et il prit appui sur deux d'entre eux pour
se surélever. Fasciné, Sheridan en oublia un instant de bouger, jusqu'à ce que
l'haleine du reptile vienne frôler ses chevilles.
- Je vais me balancer, cria-t-il. Tenez bon et essayez de répercuter le mouvement, OK ? A
3, je saute.
Il s'élança en arrière.
- 1...2...
Contractant les biceps, elle renforça le mouvement.
-...3 !
Sheridan atterrit sur le flanc.
- A vous !
Se faisant violence, elle tenta d'avancer, mais les briques délogées par Sheridan
barraient le passage.
- Balancez-vous !
En bas, les animaux étaient furieux, les mâchoires claquèrent. De toutes parts
l'eau bouillonnait. Elle se balança, mais sa main gauche lâcha. Elle tenta de
reprendre prise mais l'eau suintait des murs et l'en empêchait. Continuant à
se balancer, elle compta.
-1...2...3 !
A ce moment précis, sa main lâcha à nouveau et elle se sentit glisser. Son élan la
rapprocha du sol, mais pas assez pour qu'elle y atterrisse. Au ralenti, elle se
sentit tomber et plongea dans l'eau noire. Aussitôt, les crocodiles se
précipitèrent, le plus gros écrasant pesamment les autres. Sheridan, debout au bord de
l'eau, hésita à sauter, mais les mâchoires d'un reptile claquèrent à un pas
de sa chaussure. Dissuadé, il gratta une torche qu'il lança à l'endroit où
elle avait plongé. Elle s'enfonça entre les corps mouvants. Il n'y avait plus
aucune trace de Jane.
|