Chapitre 5 : Divergences
Les Guetteurs ne savaient que faire. Autour d'eux,
chaque groupe de chercheurs semblait avoir maille à partir avec un autre. Les
cartographes étaient mécontents du travail des philologues. Les archéologues ne
voulaient pas collaborer avec les soldats. L'Excellence allait arriver d'un
instant à l'autre et allait assister à ce manque de collaboration flagrant. Aucun
d'entre eux ne s'en sortirait... Avant que les Guetteurs n'aient pu se
concerter, l'Excellence arriva. Un silence religieux remplaça soudain les
discussions précédentes. L'Excellence appela à lui un homme qui vociférait,
quelques secondes plus tôt, un archéologue plutôt mécontent du peu d'estime
apporté à son travail. D'un geste, il le fit s'agenouiller devant lui. Les
larmes aux yeux, le chercheur regretta d'avoir tant parlé pour quelque chose qui,
dans sa nouvelle perspective, n'avait pas grande importance. Il savait
qu'implorer ne servait à rien. Aussi baissa-t-il la tête. L'Excellence brandit
un sabre du Xve siècle ayant appartenu à un prince ottoman, et la lame acérée maintes
fois tachée de sang brilla d'un éclat particulier lorsqu'il l'abaissa. La
tête roula en bas de l'estrade dans un bruit feutré et un assourdissant silence
envahit la haute salle voûtée. Un frisson glacé sembla saisir l'ensemble de
chacun. Les hommes du premier rang reculèrent imperceptiblement, aucun n'osant
relever le regard. Se rendant compte du trouble de ses disciples, l'Excellence
décida qu'il était temps de les rassurer. Ce fut dans un quasi-murmure, pourtant
parfaitement audible, qu'il s'adressa à eux :
- Allons mes frères...
Il les sentit tressaillir.
- Nous sommes si proches du but...du but ultime.
Il adoucit encore sa voix, la rendant presque heureuse.
- Bientôt viendra le temps pour nous tous de franchir une étape que tous les hommes ont
rêvé de franchir.
Un à un, les regards se levèrent.
- Depuis des années, des centaines d'années, nos ancêtres ont travaillé à cette
fin. Ils se sont tués à la tâche...
Ravalant un sourire, il poursuivit...
- Nous leur devons de perpétuer leurs recherches et de nous sacrifier comme ils
l'ont fait, pour ce trésor des trésors.
Derrière lui, un immense écran se déroula, sur lequel le dessin du vase grec de la
collection Croft avait été reproduit à grande échelle. Chacun pouvait y voir
l'image de la Porte, le but de toutes leurs recherches. L'Excellence put voir
els regards briller dans l'assistance.
- Bientôt, elle sera ouverte. Et ce sera l'apothéose de nos vies, de celles de nos
ancêtres et de celles des Anciens.
Quelques-uns applaudirent. Il haussa le ton, grandiloquent.
- Oui, mes frères, nous sommes près de ce but ultime ! Dès demain, nous pourrions
atteindre ce couronnement... cette apothéose ! NOTRE apothéose !
Les applaudissements crépitèrent, certains lancèrent des acclamations. Les Guetteurs
échangèrent un regard admiratif. Personne n'aurait pu trouver des mots plus justes.
- Je vous répète que c'est très important...
il s'agit d'un objet ayant une importance capitale... Ecoutez si vous pouviez
me passer... comment ? Oui, je reste en ligne...
Debout dans l'entrée du manoir, Jane faisait les 100 pas en se retenant de
trépigner. Depuis près de trois heures, elle tentait de convaincre dans un mélange
d'arabe et d'anglais, un secrétaire égyptien qu'il lui fallait parler à
l'archéologue responsable des fouilles d'Alexandrie. Malheureusement, ce grand
ponte du Service des Antiquités était en réunion avec des gens très importants -
« en train de faire visiter la côté à Mick Jagger et sa femme » avait traduit Terry.
Quand elle dut répéter pour la septième fois la raison de son appel, Jane
s'énerva.
- Ecoutez-moi, espèce de bureaucrate borné, vous allez me passer la communication tout
de suite, sinon je viens vous arracher les tripes et je m'en sers comme collier !
L'argument avait porté : seule la tonalité lui répondit, son interlocuteur ayant
raccroché. Un murmure étouffé se fit entendre dans son dos. Peu impressionné par le
regard de glace qu'elle lui lançait, Sheridan soupira.
- Ah... « the Croft Way of Life »...
Il évita le téléphone qu'elle lançait en direction de son visage et le rattrapa
de la main gauche. Perplexe, Jane s'appuya contre le mur. Le rapport Ceinture de
Penthésilée > conquête de l'Hellespont > tombeau d'Alexandre >
fouilles d'Alexandrie, ne semblait pas convaincre tout le monde. Sheridan hésita,
puis composa un numéro et porta le récepteur à son oreille. Dans un arabe sans accent,
il parvint à obtenir la communication pour laquelle elle s'escrimait depuis des
heures. Alors qu'il faisait mine de se lever et de s'éloigner, Jane décida de
faire fi de sa fierté et de le suivre, mais il parlait d'un ton si bas qu'elle
ne parvenait pas à saisir ses propos. Elle comprit quelques mots au sujet de femmes et de
leurs piètres qualités lors des pourparlers. Croisant les bras d'un air furieux,
elle se retint de taper du pied. Comme s'il se sentait tenu de s'expliquer,
Sheridan lui lança :
- Certaines « choses » marchent mieux avec les hommes.
- Je vois, grinça-t-elle.
Il raccrocha, l'air satisfait.
- Alors ?
- Alors je crains que la ceinture de Penthésilée ne viendra pas à vous.
Elle s'en serait doutée...
- Il faudra donc que ce soit vous qui alliez à elle. Nous aurons un bateau qui nous
attend demain soir à Brindisi.
Elle rattrapa le téléphone en se demandant de quelles « choses » Sheridan avait voulu
parler exactement.
Peter Callaghan tournait en rond. Il ne cessait de
décrocher puis de raccrocher le téléphone de sa chambre d'hôtel. Il entendit au
loin le carillon sonner 16 heures. Il soupira. Son avion décollait à 19 heures. Il lui
faudrait se décider rapidement. Il avait entendu dire de nombreuses choses au sujet de
Lara Croft. Elle était loin d'être une inconnue dans le milieu universitaire et,
bien que certains de ses collègues et amis les plus proches ne tarissaient pas de
critiques à l'égard de l'aventurière, Callaghan avait attendu d'avoir
directement à faire à elle avant de porter un tel jugement. Et aujourd'hui Lara
Croft avait quitté ce monde, « pour notre bien à tous » s'était écrié le doyen
du département d'archéologie. L'événement en soi avait laissé Callaghan
indifférent - il ne la connaissait pas et n'avait jamais suivi ses récits ni
cherché à la connaître - mais il ne s'était pas attendu à ce qu'un de
ses étudiants soit directement - bien que contre sa volonté - lié à cette
femme. Plus tôt dans la semaine, il avait songé à prévenir le doyen de cette parenté,
mais il n'avait pas pris le temps de penser aux conséquences, et agir sans cela lui
avait toujours semblé prématuré. Avoir vu cette étudiante, l'un des plus douées
de sa promotion voire même des quatre années de master, s'exercer au tir au
pistolet et se balader dans un manoir aussi fourni que le musée du Caire lui avait donné
des frissons d'angoisse. Il avait hésité à la convaincre d'abandonner tout
cela. Mais il faudrait qu'elle prenne cette décision d'elle-même. Quand elle
en aurait eu le temps. Tant que le doyen n'en saurait rien, les possibilités lui
resteraient ouvertes. Il soupira à nouveau, jetant un regard torve à l'article
qu'il avait en préparation pour le Journal of Egyptian Archaeology : « New
discoveries about the so-called succession between Amenhotep III and Ramses II ». La
traduction de la stèle ferait un malheur, renversant la tendance de nombreuses études
actuelles. Il ramassa les feuilles traduction et pensa un instant les jeter et tout
recommencer, mais les fourra finalement dans son sac, avec le reste de ses affaires en
désordre, contrairement à son habitude. Il jeta un coup d'oeil au téléphone,
qui à cet instant exact se mit à sonner. Il décrocha après un instant. A l'autre
bout du fil, le concierge le prévint qu'une voiture avec chauffeur l'attendait.
Ce n'est qu'au moment de franchir la porte qu'il remarqua l'enveloppe
beige glissée par-dessous. Elle portait la mention « A l'attention du Pr. P.
Callaghan ». Il l'empocha et sortit, la décachetant dans le taxi qui le conduisait
à Heathrow. Il s'agissait d'une lettre manuscrite.
« Cher professeur,
Vous recevez cette lettre alors que je suis en route pour Alexandrie. Je crains de vous
décevoir en vous annonçant que la raison qui m'y envoie ne vous paraîtrait guère
valable, ni même plausible et encore moins légale. Je suppose qu'en vous confiant
ceci je signe également la fin de ma carrière non entamée, et je comprends qu'à
l'avenir vous ne veuillez plus risquer de vous compromettre avec une étudiante
apparentée à al famille Croft. Vous apprendrez donc avec soulagement que je ne
renouvellerai pas mon inscription en fin de semestre.
J'ai passé à Oxford les meilleures années de ma vie, à m'investir dans une
science pour laquelle je me sens douée et qui voulais de moi. J'aurais tout
sacrifié pour ce métier et je vous remercie de m'avoir enseigné la rigueur et la
constance qu'il implique.
Bien à vous,
Jane Croft »
Il replia la lettre en levant les yeux vers le ciel
plombé. La petite avait pris le train en marche.
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