Chapitre 15 : Le Destrier de l'Aurige
Jane avançait silencieusement entre les vitrines, les
bras le long du corps et prête à saisir le couteau dans sa botte au moindre mouvement
suspect. Mais tout était calme. Elle s'arrêta presque respectueusement devant la
vitrine du trésor de Troie et attrapa la pointe en diamant pendant à sa ceinture. Elle
posa la main sur la vitre. Le troisième des quatre artefacts était là, devant elle.
Conformément aux indications de Terry, un petit cheval en bronze tirait un char, au
milieu de la vitrine du bas, parmi les richesses débordant des présentoirs. Ne manquait
plus que le Bouclier... Jane tendit la pointe vers la vitre. Elle entendit le bruit de
verre brisé au loin, puis le bruit des bottes sur les parquets. Aussitôt la pointe
réintégra sa ceinture et son regard tomba sur la première cachette hors de vue.
Empoignant le bras d'une statue de Zeus souverain, elle se hissa rapidement sur les
épaules du dieu, puis attrapa la corniche courant en haut du mur. Son pied glissa au
moment où les portes de la salle explosaient. Toute une armée fit irruption par
l'ouverture. Cessant de respirer, suspendue à la force des bras, elle compta 20
hommes qui passèrent sous ses pieds, vêtus à la façon de ceux qui avaient fait
irruption à Croft Manor deux semaines auparavant. Ils prirent des places stratégiques et
chacun resta immobile, alors que trois autres soldats pénétraient dans la salle. Le
premier était plutôt petit et portait une barbe. Les deux autres méritaient le
qualificatif d'armoires à glace, parfaitement identiques, le front bombé, le crâne
rasé, la démarche parfaitement accordée. Sentant des gouttes de sueur dégouliner dans
son dos, Jane devina qu'elle avait à faire à des lieutenants de l'Ordre. Tous
trois s'arrêtèrent devant la vitrine de Troie. Le meneur tendit un bras et fracassa
la vitre. Elle anticipa son mouvement : il se pencherait et saisirait l'artefact
qu'elle convoitait. Contemplant un instant la petite sculpture, le commandant Afta
lui donna raison. A bout de forces, Jane sentait ses bras trembler. Elle allait glisser,
ce n'était qu'une question de secondes. Les soldats se replièrent rapidement
et silencieusement. Elle compta trois secondes puis lâcha prise, heurtant dans sa chute
le crâne du Zeus, et atterrissant lourdement à ses pieds. Le souffle coupé, elle
attendit que sa vison redevienne normale puis leva un bras et se tâta le corps. Rien de
cassé, quelques contusions. Son regard tomba sur la vitrine brisée. Elle retint un juron
en se relevant et alla se poster à l'angle d'une fenêtre du couloir. Le
battement des pâles s'éloigna lentement avec son artefact. Une sirène de police
hurla au loin. Il était temps de mettre les voiles. Actionnant la télécommande du
dévideur, elle s'arrima au baudrier, sous la neige qui tombait de plus en plus dru.
Elle grinça des dents.
- Et un autre échec, un !
Je me demande où je suis... géographiquement
s'entend. Si je portais un émetteur, est-ce qu'on pourrait me localiser ? Si
oui, où ça ? Pérou, Groenland ? Ça pourrait aussi bien être l'Australie...
Cela doit faire des jours que je marche, et ce couloir me semble interminable. Plusieurs
fois l'envie m'a pris d'ouvrir une autre porte. Mais d'autres choses
m'attendent, devant. Une ouverture est apparue, au bout, un haut rectangle sombre
donnant sur l'obscurité. Est-ce simplement moi qui ne l'avais pas vue ?
L'ouverture semble aspirer la lumière du couloir tant il y fait sombre. Je saisis
l'une des torches qui flambent et je m'arrête à l'entrée. J'ai
cette impression que devant moi il n'y a que le vide, un vide vertigineux qui
m'attire. J'y jette ma torche, qui continue de flamber dans sa chute et qui
atterrit, « plouf », et flambe de plus belle... Une seconde ! « Plouf » ? Et elle
flambe encore ? Je me jette en arrière tandis qu'à l'instant d'après le
lac d'essence s'enflamme avec un « wouf ». Je sens le souffle brûlant me
frôler. Une passerelle court en contrebas par-dessus le lac. C'est une passerelle de
pierre, semblable au chemin sur lequel j'ai rencontré la Chamane. A ceci près
qu'il ne commence pas juste devant moi, mais à une distance respectueuse, environs 5
mètres. C'est parti ! Je recule de quelques pas, et fais un bond comme je n'en
ai plus fait depuis longtemps. Trop longtemps : avec un pincement au coeur, je
constate que la longueur sera trop courte et que le saut me mène directement au coeur
des flammes ! Je tends les bras avec un ultime sursaut et je sens mes doigts accrocher le
bord du chemin. Mais je glisse... je pose un coude puis l'autre sur le sol, puis
un genou, et je glisse par terre, essoufflée. Mes forces reviennent... A cette idée,
je me tourne, et, à 4 pattes, tente de reprendre ma respiration. Aussitôt que je me
redresse, le lac s'éteint. Etrange. Les jambes flageolantes, je me dirige droit
devant et arrive devant une énorme porte ogivale. De part et d'autre de la porte
sont posés deux bassins de pierre remplis d'un liquide translucide. Malgré
l'obscurité, le liquide semble briller. Je me penche vers celui de droite et y vois
des ombres, mais rien de précis... pareil dans l'autre. Je regarde la porte,
tente de la pousser, mais elle semble scellée. Quelques traits attirent mon regard : il
s'agit d'une inscription. « Una cum una in uno et vice versa ». L'une
avec l'autre dans l'un, et vice versa ? Qu'est-ce que cela signifie ?
Haussant les épaules, je plonge la main dans l'un des deux bassins et en ressort un
peu de liquide que je jette dans l'autre. Aussitôt, le liquide est pris d'un
frissonnement. Compris. Je plonge la main dans l'autre et fais de même. D'un
même mouvement, les deux liquides produisent une espèce de nuée qui s'élève
entre eux. Des formes s'en détachent. Des silhouettes qui rapidement deviennent plus
précises. Je reconnais une ruelles et une jeune femme vêtue d'un treillis qui
avance à pas pressés sous la neige. Une silhouette boitillante s'approche
d'elle, en sens inverse. Ami ou ennemi ? La jeune femme ralentit, mais l'image
s'efface avant que j'ai eu le temps de reconnaître l'homme. Pour la fille,
je mettrais ma main à couper qu'il s'agit de Jane. La petite Jane... je sens
une drôle de sensation me saisir le ventre à sa pensée, avant de réaliser qu'il
s'agit d'un sentiment mêlé de peur et d'autre chose
d'indéfinissable.
Le temps d'un clignement d'yeux et son image s'efface, remplacée par celle
d'un homme accroupi devant une cheminée. Ce visage rond et moustachu me rappelle
quelqu'un. Il me faut quelques instants pour le resituer. Chemiski, Walter.
Professeur à l'université de Boston et l'un des plus grands imbéciles que
j'aie jamais rencontré. Que vient-il faire ici ? Sa présence m'inquiète...
je le vois brûler des papiers qu'il jette un à un dans le feu, puis une silhouette
noire s'approche, lentement. Je ne détaille pas bien le visage, et la brume se fait
plus épaisse à cet endroit. Mais cette silhouette noire ne me dit rien de bon. Avant
qu'il ait posé la main sur l'épaule de Chemiski, leur image a disparu. La
scène suivante qui m'est montrée est si saugrenue en cet endroit que j'éclate
de rire...
- Honnêtement, Mr Winston, ça m'arrangerait que
vous arrêtiez de jouer les nounous.
- Honnêtement, Mr Sheridan, vos desiderata ne m'incombent en aucune façon. Je suis
ici pour répondre à ceux de miss Jane qui...
-... vous a laissé des ordres clairs, j'entends bien. Mais croyez-vous que tout
ceci soit nécessaire ?
Lorsque Winston jeta un coup d'oeil à Terry, affalé sous un édredon dans le
lit géant de la chambre d'invités, la tête sous une bouillotte et vêtu d'une
chemise de nuit blanche trop étroite pour lui, l'aventurier crut déceler une
fugitive lueur d'amusement dans le regard du majordome. Mais celui-ci sortit sans un
mot de la chambre. Sheridan attrapa le journal de Lara qui traînait sur la table de
nuit.
« Jane, j'espère que tu y prêteras attention, malgré les différends qui
t'opposent à ce genre de récit. Si toutefois tu refusais de t'y arrêter, ne
le laisse pas traîner, ne laisse surtout personne s'en emparer. Laisse-le reposer au
fond d'un placard ou détruis-le. »
Un instant, Terry se demanda si ses mots le concernaient aussi... Sans aucun doute.
Lara ne l'avait jamais considéré comme un véritable allié. Une connaissance, tout
au plus un expert dans son domaine. Mais jamais un véritable allié. Elle ne lui avait
pas laissé le choix... A cet instant, Terry Sheridan aurait volontiers changé le
passé. Mais les choses étaient différentes aujourd'hui. Il avait choisi sa voie,
et par conséquent renoncé à Lara Croft. Il fronça les sourcils et tourna les pages.
La Ceinture de l'Amazone...
L'Amulette du dieu...
Le Destrier de l'Aurige...
Que pouvait bien être le Bouclier du Guerrier ? Aucune indication désormais, plus rien.
Comme si, une fois lancés, ils n'avaient plus eu besoin d'aide...
- Toujours plongé dans vos lectures ?
Terry eut un sursaut. Il détestait quand Winston ne se faisait pas entendre. Sans malice
aucune, le vieil homme posa un regard sur le manuscrit. Une expression mélancolique passa
sur son visage.
- Elle vous manque, Winston ?
- Avec le temps, les plaies se referment... mais pas toutes.
Appréciant la périphrase, Sheridan ferma doucement le livre et le reposa. Winston lui
tendit alors le journal du matin, sur un plateau d'argent. Terry le saisit
distraitement en regardant par la baie vitrée. Jane n'allait pas tarder à revenir
avec l'artefact... Il posa le journal sur le lit et s'apprêtait à se lever
lorsque le titre de la une lui sauta au visage : Famous Celtic shield stolen ! Parcourant
l'article en diagonale, Terry comprit que Jane pourrait revenir bredouille. Et
qu'il allait être temps pour eux de partir.
Le « Café des Tsars » n'avait de café que le
nom. Ni enseigne, ni même une fenêtre ouvrant sur une ruelle peuplée de ce que
l'ancienne Leningrad comptait de plus mal famé : hommes au visage bariolé de
cicatrices, dissimulés dans l'ombre, estropiés en haillons, mendiants en tous
genres, enfants accroupis au regard rendu vide par la drogue ou l'alcool, filles de
joie aux charmes passés, dévêtues et nonchalamment affalées contre les murs lépreux
de crasse. L'homme dont Von Croy s'était approché appartenait sans aucun doute
au top 10 des figures les plus patibulaires de cette Cour des Miracles russe. Debout bras
croisés devant un mur un peu moins poisseux que le reste de la ruelle, il s'était
effacé sans un mot, découvrant par la même occasion une porte qui tenait davantage de
la trappe, où les Occidentaux avaient rampé. Jane, toujours vêtue de sa combinaison
noire, se remettait à peine de la surprise suscitée par la rencontre de Werner Von Croy
dans une ruelle courant derrière le musée. Elle ne s'était pas sentie plus
assurée dedans que dehors : après avoir descendu dans la quasi-obscurité un escalier
aux marches glissantes, ils avaient poussé une porte en verre dépoli- à moins que ce ne
fut la crasse - où des lettres autocollantes rouges proclamaient en français « Caf
des Tsr s ». Quelqu'un avait ajouté l'équivalent russe en-dessous au marqueur
noir. Jane avait essuyé sa main poisseuse sur sa cuisse. La salle à l'atmosphère
enfumée comptait deux tables en plastique autrefois blanches. Sur les murs peints à la
chaux, deux appliques murales diffusaient une lumière jaune. Au fond, deux caisses de
bois alignées tenaient lieu de bar. La salle était déserte, mais la fumée des
cigarettes et la chaleur qui flottaient encore dans l'air laissaient deviner une
récente présence et un départ précipité. Von Croy désigna à Jane une des deux
chaises branlantes et tous deux prirent place. Devant la 3e chaise, un mégot mal écrasé
fumait encore. Le silence devenait d'autant plus lourd que l'atmosphère était
étouffante. Ni Von Croy ni Jane ne prononçaient mot. Dans un coin près du bar de
fortune, un poêle en fonte sifflait doucement. Au bout d'un moment Jane rompit le
silence. Elle ruminait toujours le vol de son artefact par les soldats de l'Ordre.
- Bon, qu'est-ce que vous faites là ?
- Vous m'avez habitué à plus de manière, Fraülein.
- Il n'y a plus le temps pour les circonvolutions verbales, Werner. Venez-en au fait
! Je suppose que tout a un rapport avec l'Ordre... et la Porte du Nord.
- Vous supposez bien. Vous devez savoir que cette société secrète recherche la
légendaire entrée des Enfers, et dans ce but rassemble les artefacts qui lui permettront
d'en ouvrir la mythique Porte du Nord.
Von Croy sortit un livre de sa besace. Le poids et l'odeur de l'ouvrage
démontraient son ancienneté.
- Il s'agit d'un manuscrit médiéval, appelé « Manuscrit de l'Ange
Gabriel ». Il a été écrit en complément d'un autre manuscrit, appelé «
Grimoire de Lucifer »... Qu'y a-t-il ?
La jeune femme secoua la tête.
- C'est juste que... ce nom me semble familier.
- Votre soeur y a déjà eu recours. Elle a pu le mentionner dans ses écrits.
- Sans doute, je... Vous... vous connaissez l'existence du journal de Lara?
- Natürlich, je crois même être la seule personne à qui elle en ait parlé.
Jane laissa cette révélation et tout ce qu'elle comportait pénétrer dans son
esprit.
- Vous savez aussi qu'une descente de l'Ordre a eu lieu à Croft Manor il y a
deux semaines ? Dans le but de reprendre ce journal ?
Le silence du vieil archéologue était éloquent. D'une voix blanche, Jane
l'interrogea :
- C'est vous qui en êtes responsable ?
Le silence était tellement complet que la gifle claqua comme un éclair.
A suivre...
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