Chapitre 5
Trois heures du matin, et la pluie tombait
sans discontinuer. Les éclairs qui zébraient le ciel à intervalles réguliers
illuminaient le manoir privé d'électricité comme un plein jour. Assis sur le
canapé, Indy contemplait la photographie de la pointe de lance, les yeux
dans le vague. Lara dormait non loin de lui, en chien de fusil. Il ramena
son attention sur la photo, comme il le faisait depuis trois bonnes heures.
A la lueur des bougies, la photo prenait des reflets étranges, rendant la
représentation presque réelle. La pointe de lance scandinave n'avait en
effet rien d'exceptionnel. En métal, assez rouillée mais encore en bon état,
au tranchant totalement émoussé. Sa seule valeur venait de son âge et de son
état de conservation. Vraiment rien d'exceptionnel. Le seul indice qui
sauvait cette pointe de lance d'une affligeante banalité était les petites
inscriptions finement ciselées à la base de l'objet. Indy en conclut que la
lance devait appartenir à un Viking aisé, peut-être même un chef de clan.
Mais peu importait : il jeta la photo sur la table basse et soupira de
dépit.
***
Lara se réveilla en gémissant, percluse de
courbatures. Elle fut aussitôt assaillie par une odeur de café frais, qui la
leva plus efficacement que n'importe quel réveil. Sept heures du matin. Elle
s'étira langoureusement, jeta un coup d'oeil à la pluie antédiluvienne qui
s'abattait dehors et rallia la cuisine. Elle y trouva Winston, toujours
affairé, et Indy, assis sur une chaise, contre la table. Il regardait la
télé en sirotant une tasse de café. Sans hésiter, Lara s'attabla et attaqua
aussitôt une énorme brioche, tandis que son majordome remplissait une tasse.
- Ils barlent tu blach-out ? fit-elle la bouche pleine.
- Hein ?
- Ils parlent du black-out ?
- Ah... oui. Terrible. Des milliers de blessés, et surtout quarante-deux
morts. Apparemment, ça a touché l'Islande, l'Irlande et nous.
- Quarante-deux ? C'est énorme ! A cause de la panique ?
- Non. A cause de leur point commun : ils portaient tous un pacemaker.
Lara haussa les sourcils d'étonnement.
- C'est quoi, le rapport ?
- Le black-out a été causé par un OEM.
- Tiens, moi qui croyais que ça venait d'un FRT, ou d'un XWSD, voire d'un
ZSQ...
- Un orage électromagnétique, continua Indy, indifférent à l'ironie de la
jeune femme. Tous les appareils électriques ont explosé sur des milliers de
kilomètres carrés. Et on a retrouvé des oiseaux et du bétail morts par
centaines. Perturbés au point de se jeter dans le vide ou de heurter des
bâtiments.
- Un joyeux bordel, donc. Tiens, entre parenthèses, on a récupéré
l'électricité...
- Oui.
Ils restèrent un moment silencieux, à profiter de leur petit déjeuner.
- Je vais descendre vos bagages, docteur Jones, fit Winston.
- Merci.
- Tu pars ? s'étonna Lara.
- Oui. Je dois régler des problèmes administratifs à New York. Et puis la
pluie continue sur l'Angleterre n'est pas une légende.
- Ca reste exceptionnel, à ce point-là.
- Je me doute. Surtout si tu y ajoutes l'OEM...
Il se tut, sirotant son café, sans lâcher Lara des yeux. Celle-ci soutint
son regard, puis hocha la tête.
- Oh non, Jones, pas de ça ! Non, non !
- Quoi ? Reconnais que c'est louche !
- Pas au point d'y voir une fin du monde. Tu es en train de lier l'OEM à la
pluie qui s'abat depuis le début de la semaine.
- Ca mériterait l'avis d'un spécialiste...
Lara soupira, sachant pertinemment qu'elle ne pourrait pas lui sortir ça de
la tête. Elle se résigna en haussant les épaules.
- Voilà ce que je propose, fit-elle. Je t'accompagne à New York et au
retour, si la pluie continue sur Londres, je te présenterais à un
spécialiste. Ca te va ?
- Ok, vendu !
***
Ils arrivèrent à New York en début
d'après-midi, le lendemain. Le temps y était à peine plus clément qu'au
Royaume-Uni : le ciel était gris, menaçant. Mais il ne pleuvait pas.
- On a vraiment un été pourri, remarqua Lara, assise dans le taxi qui les
menait à l'université.
- Ca doit être pareil dans tout l'hémisphère nord, lança timidement Indy.
La jeune femme savait ce qu'il en était : son ami avait une théorie qu'il
savait grand-guignolesque, et dont cette conscience accrue l'empêchait d'en
parler ouvertement. D'autant que Lara s'était montrée particulièrement
sévère envers lui. A la demande d'Indy, le taxi les déposa à l'entrée du
campus, et ils marchèrent jusqu'au pavillon attribué à l'histoire. Malgré
l'été, l'université était en effervescence. Etudiants et professeurs
arpentaient le campus comme en pleine année. Beaucoup d'étudiants se
retournèrent au passage de Lara, la gratifiant de sourires, d'oeillades sans
équivoque, voire de sifflets admiratifs.
- Je suis désolé pour ces réactions, fit Indy en entrant dans le bâtiment.
Ils sont encore jeunes.
- T'inquiète pas ! C'est plutôt flatteur, finalement, répondit-il en riant.
Indy hocha la tête et la guida jusqu'au bureau de son père. Lara jeta un
coup d'oeil circulaire à la petite pièce encombrée.
- Ca a l'air si... studieux, lâcha-t-elle, à défaut d'un meilleur terme.
- Toute la vie du professeur Henry Jones dans neuf mètres carré ! sourit
Indy.
- Ca ne te fait rien de tout jeter ? Même pas un petit pincement au coeur?
- Je ne vais pas tout jeter. Je vais en fournir une grande partie au doyen,
qui organisera le tri des dossiers. Et leur ré-affectation.
- A d'autres professeurs ?
- Voilà.
- Mais pas toi...
- Je suis encore trop jeune pour m'enfermer là-dedans.
Indy ricana à cette notion de « trop jeune » le concernant.
- Attends-moi là, je vais chercher un chariot.
Il repartit dans le couloir. Lara entra et referma derrière elle. Puis elle
contourna une des piles de dossiers et s'installa au bureau. Elle caressa
lentement le bois verni et usé, tout en respirant à pleins poumons l'odeur
de vieux papiers. L'ambiance était feutrée, solennelle. Machinalement, elle
remit de l'ordre dans le pot de crayons : elle se perdit dans ses pensées.
Le professeur Henry Jones. Arrogant, sarcastique. Exigeant envers lui-même
comme envers les autres. Particulièrement envers son fils. Lara reconnut à
elle-même qu'elle avait appris à détester le père d'Indy. Allant jusqu'à
l'accuser de trahison. Il avait dû encaisser la haine de Lara sans dire un
mot, afin de mettre à exécution son plan. Son plan visant à sauver le monde.
Et Lara l'accablait de reproches et d'accusations. Définitivement un vrai
regret. Si elle avait l'occasion de dire au vieux professeur Jones comme
elle avait honte, comme elle regrettait son comportement... Soudain, la porte
du bureau s'ouvrit. Non pas sur Indy poussant un chariot, mais sur un petit
homme d'une soixantaine d'années, les cheveux coiffés sur le côté, portant
des petites lunettes rondes. Lara le reconnut à la description qu'en avait
souvent faite Indy, qui le présentait comme un rat de bibliothèque, tout
comme son père. Mais si le professeur Jones n'était pas un aventurier, il
était doté d'un charisme impressionnant, dont le nouvel entrant était
clairement dépourvu. Pire, il inspirait une profonde antipathie. Lara le
regardait depuis quelques secondes, et elle avait déjà envie de le gifler.
- Mais... Que faites-vous là, mademoiselle ? demanda-t-il, outré. Vous êtes
dans le bureau d'un éminent professeur ! Je vous prie de quitter les lieux
et de retourner dans votre cours !
- Vous êtes Brody ? Marcus Brody ? rétorqua Lara.
- Mais... oui, c'est moi, pourquoi ? Qui êtes-vous ?
Indy arriva sur ces entrefaites, poussant deux chariots.
- Lara Croft, précisa-t-il. Vous avez fait connaissance ?
- Indy, c'est toi ? Que fais-tu là ?
- Je suis venu faire du rangement dans le bureau de mon père, Marcus. Je te
présente Lara.
Brody gratifia la jeune femme d'un salut guindé de la tête. Lara ne lui
répondit même pas.
- Le doyen te cherche, Indy, reprit Marcus.
- Je m'en doute. Mais tu vas rester discret sur ma présence, n'est-ce pas,
mon vieil ami.
- Oui, tu peux compter sur moi.
- Bien, nous repartirons rapidement, et en silence. Merci, mon vieux, tu
peux nous laisser.
Indy poussa aimablement Brody hors du bureau et referma derrière lui.
- Rangeons un peu ce capharnaüm ! fit-il.
Lara acquiesça et ils attaquèrent les piles de dossiers. Grâce aux deux
chariots, ils purent faire deux groupes : les dossiers « à jeter » et les
dossiers « à refiler ». Indy ne voulant pas perdre de temps, il décida de
classer comme « à jeter » tous les dossiers qui avaient l'air en mauvais
état, incomplets ou trop couvert de poussière. Ils avancèrent rapidement
quand, alors qu'ils voyaient enfin le bout, Lara bloqua sur un des dossiers
« à jeter ».
- Tiens, marrant... fit-elle.
- Quoi donc ?
- Ce dossier a été rédigé par Werner Von Croy.
- Qui est Werner Von Croy ?
- Mon ancien professeur. Mon mentor. Un aventurier qui m'a tout appris.
- Mort ?
- Oui. Que fait un dossier comme ça dans le bureau de ton père ?
Indy haussa les épaules.
- Mon père était un professeur très réputé. Il recevait régulièrement des
étudiants avides de reconnaissance qui lui présentaient des dossiers plus ou
moins farfelus.
- « Farfelu » n'est pas un terme qui définit le mieux Von Croy...
- Désolé, je ne voulais pas te vexer.
- Tu ne m'as pas vexé. Tu as sûrement raison, de toute façon. Ce dossier
date de la jeunesse de mon mentor. Sûrement quand il était étudiant.
- Ben tu vois. A jeter ?
- Non, s'il te plait. J'aimerais le mettre dans l'autre chariot. Par respect
pour le travail de mon mentor.
- Pas de problème, on le refile !
- A qui, au fait ? Ca va te forcer à croiser le doyen, non ?
- Non, j'ai un plan diabolique. Suis-moi !
Indy sortit du bureau, poussant le chariot « à refiler » devant lui. Lara le
suivit. Après un long couloir, Indy frappa discrètement à la porte. Pas de
réponse. Sortant une petite clé de sa poche, il ouvrit, sans faire de bruit.
- A quoi tu joues ? On dirait un voleur !
- Conspirateur, je préfère... Gamin, si tu y tiens.
Avec un sourire, il désigna l'intérieur du bureau. Identique à celui de
Jones père, à un détail près : celui-ci était d'une tenue irréprochable,
sans aucune poussière ni aucun désordre. Tout était parfaitement rangé et
classé.
- Brody ? demanda Lara.
- Brody. Tu m'aides ?
- Vous êtes un méchant garnement, docteur Jones.
Indy fit un grand sourire et attrapa une demi-douzaine de dossiers sur le
chariot, qu'il lança en vrac dans le bureau. Des feuilles volèrent en tout
sens, rendant déjà le bureau inutilisable. Ils vidèrent ainsi le chariot.
- Ton pote va faire une attaque, non ?
- Pas à ce point-là, répondit Indy, mais il aura le choc de sa vie !
Il attrapa le dernier dossier, mais retint soudain son geste en constatant
qu'il s'agissait de celui de Von Croy. Il jeta un coup d'oeil interrogatif à
Lara.
- Vas-y, confirma-t-elle. Ca m'a fait plaisir de voir ce dossier, mais je
suis pas fétichiste !
Après un clin d'oeil, il lança le dossier et admira le résultat : un bureau
dévasté. Il referma à clé.
- Je t'invite à une ballade dans New York, suivi d'un bon repas, fit-il en
souriant.
- Vendu. Demain on rentre en Angleterre.
Ils quittèrent l'université bras dessus bras dessous, heureux comme des
enfants du tour pendable qu'il venait de faire à un éminent professeur
d'université. Dans son bureau initialement impeccable, des feuilles
jonchaient la table et le sol. Du dernier dossier, celui de Werner Von Croy,
tomba lentement la photo jaunie et racornie d'une pointe de lance.
|