Chapitre 9
Depuis deux bonnes heures, Lara surfait sur
Internet, parcourant les sites d'annuaires, à la recherche d'un Eric «
Lo-quelquechose ». Un prénom, les deux premières lettres du nom, et une
description précise : grand, blond et étranger. C'était peu. D'ailleurs,
elle ne trouvait rien du tout. Elle déroulait les pages machinalement, avec
la molette de sa souris, sans réellement les lire. Elle avait perdu la
motivation. Eric Lo... Un blond. Très blond. Comme un... Lara sursauta soudain.
Comme un scandinave ! La jeune femme trembla d'excitation. L'accent
étranger, la blondeur, la lance d'Odin... Tout concordait ! Se forçant au
calme, elle tapa « Erik Lo » sur le clavier. Avec un « k ». Elle obtint
rapidement la réponse qu'elle cherchait depuis deux heures : Erik Lorsenn.
***
- Un armateur norvégien, répéta Winston,
sans trop y croire.
Le majordome était dans la chambre de Lara, un dossier ouvert dans les
mains. La jeune femme passait de la salle de bains au paravent et du
paravent à la salle de bains, pour se préparer.
- Eh oui, c'est assez surprenant, confirma-t-elle.
- Etes-vous sûre de votre fait ? Je veux dire, comment peut-on imaginer
qu'un respectable homme d'affaires puisse être impliqué dans une catastrophe
mythologique majeure ?
- Je ne sais pas. Je fais peut-être fausse route... Après tout, j'ai pu mal
comprendre ce qu'a dit Penny, ou il peut y avoir d'autres Erik Lorsenn. Ou
d'autres Eric Lo quelque chose !
- Alors pourquoi y allez-vous ?
- Parce que c'est ma seule piste. Il est riche, il est norvégien et il est à
Londres. C'est peu, mais c'est suffisant, comme éléments. Je suis prête.
Vous voulez voir ?
Winston soupira, s'attendant au pire. Il donna son accord et obtint
finalement le pire. Flegmatique jusqu'à la racine des cheveux, le vieux
majordome ne put néanmoins s'empêcher de hausser un sourcil, seule marque
visible de sa déstabilisation : la jeune femme portait un vieux jean troué,
un T-shirt ultra-court, qui moulait sa poitrine de façon indécente et qui
dévoilait presque entièrement son ventre. Elle portait également de vieilles
baskets sales, et s'était teint les cheveux en blond platine, rajoutant
ensuite des mèches mauves. Tous les efforts de Winston pour faire de Lara
une femme élégante et raffinée venaient de s'envoler en une seule tenue.
- Alors ? dit-elle.
Elle tourna sur elle-même, pour faire admirer la tenue. Winston remarqua
alors qu'on voyait clairement une de ses fesses, le jean étant troué juste
au sommet de la cuisse. Ce fut la goutte d'eau : le majordome partit sans un
mot. Bryce le croisa, entra dans la chambre et hurla de rire.
- Winston l'a mal pris, je pense... fit Lara.
- Y'a de quoi, t'as vu ta tronche ? Eh... Mais t'as un piercing au nombril !
Je l'avais jamais vu !
- C'est normal, je te paye pas pour contempler mon ventre. Du nouveau ?
- Du complément : Lorsenn est un patron tout ce qui a de plus classique.
- Blanc comme linge ?
- Non, justement ! Juste ce qu'il faut comme licenciements abusifs,
contrôles fiscaux et autres problèmes avec des syndicats. Un patron de base,
quoi...
- Serait-ce un reproche d'employé à sa patronne, mon chou ?
Bryce se contenta de hausser les épaules.
- Ca va, si on peut même plus rigoler...
Lara s'approcha et l'embrassa tendrement sur la joue.
- T'auras pas d'augmentation, mon chou, lui souffla-t-elle à l'oreille.
- Le mot « prud'hommes », ça te parle ? répliqua-t-il.
La jeune femme s'esclaffa, avant de coller un énorme baiser sur l'autre joue
de son jeune ami, puis de le décoiffer avec la main.
- Allez, feu ! s'exclama-t-elle. Allons rencontrer monsieur Lorsenn.
***
Habillée comme une « racaille », Lara
paraissait facilement dix ans de moi. Elle avait passé le temps du trajet en
métro pour peaufiner son approche. La problématique était simple : elle
devait approcher un grand patron. Elle aurait pu se présenter en tant que
Lady Lara Croft, mais c'était un titre ronflant, donc marquant les esprits.
De plus, une aristocrate rendant visite à un armateur sans raison aurait
paru étrange aux yeux des employés. Alors qu'une « racaille » proposant
quelque chose d'important... Elle se prit à stresser : non seulement elle y
allait au culot, mais de plus, elle se rappelait la dernière fois où elle
était allée défier un puissant homme d'affaires dans son bureau. Stevenson
Banks. Elle frémit, se disant que Lorsenn ne pouvait pas la jeter par la
fenêtre en plein Londres. Quoique, Robson était mort en pleine rue et en
plein jour...
Elle sortit du métro au coeur du centre d'affaires de Londres. Elle entra
dans la tour où se trouvaient les locaux de Lorsenn Corp et monta au
seizième étage, après avoir montré patte blanche à la sécurité. Elle arriva
face à une standardiste passionnée par son travail. Elle mâchait
distraitement un chewing-gum, tout en pensant à autre chose qu'à son
travail. Elle s'était refaite une contenance en voyant entrer quelqu'un,
mais s'était de nouveau détendue quand elle vit à qui elle avait affaire.
- Je peux vous aider ? demanda-t-elle, d'un ton qui montrait clairement
qu'elle ne pouvait ni ne voulait pas.
- Lorsenn, c'est ici ? répliqua Lara en mâchant son chewing-gum encore plus
bruyamment que la secrétaire.
- Oui, vous avez rendez-vous ?
- Non, mais dites-lui que j'ai un truc intéressant à lui vendre.
- Monsieur Lorsenn n'achète rien.
- GROUILLE !
Lara venait de hurler de façon si brusque que la femme sursauta avant de
décrocher son téléphone. Elle dit quelques mots puis raccrocha.
- On vient vous chercher, fit-elle.
Tiens donc, pensa Lara. Donc Lorsenn est suffisamment intrigué pour accepter
l'entrevue... Lara eut la sensation qu'elle avait vu juste : Lorsenn était
bien en possession de la lance d'Odin. En tout cas, elle était sûre que
c'était lui qui avait payé Penny. Un homme arriva enfin, mais qui n'était
pas Lorsenn. Il n'était ni blond ni grand, bien au contraire : c'était un
homme petit, râblé, brun, les cheveux plaqués sur le front, avec une tête de
fouine mise en valeur par de petites lunettes cerclées d'or. Le type
détestable au premier regard. D'autant qu'il la dévisagea de la tête aux
pieds sans aucune gêne.
- M'sieur Lorsenn ? demanda Lara, plus pour dire quelque chose que par réel
souci de confirmation.
- Non, je suis son assistant. Vous auriez quelque chose à vendre, alors ?
Droit au but. Les doutes de la jeune femme disparaissaient au fur et à
mesure.
- En effet. Mais à lui en personne.
- Bien entendu... Suivez-moi.
Elle emboîta le pas à ce... rat. Tout en marchant, elle se remémora la vision
qu'elle s'était forgée de Lorsenn à partir de la description de Jack Penny.
Un grand blond. Puis, elle récita mentalement tout ce qu'elle avait à dire,
et l'orientation qu'elle voulait donner à la conversation. La tête de fouine
bifurqua soudain et la fit entrer dans un bureau. Lara se retrouva enfin
face à l'armateur. Elle s'arrêta de mâcher son chewing-gum et resta bouche
bée. Lentement, elle leva les yeux, puis la tête. Elle recula un peu,
histoire d'avoir une vue approximative d'ensemble, et d'éviter un torticolis
spontané. Erik Lorsenn n'était pas grand : il était immense. Mesurant au bas
mot deux mètres dix, bâti comme une armoire, il avait un visage carré, percé
par des yeux d'un bleu presque gris métallique, et surmonté d'une coupe en
brosse d'un blond naturel. Ce colosse aurait fait passer Beauchamps pour un
nain de jardin. Et pour couronner le tout, Lorsenn était d'une beauté
stupéfiante, parfaite. Quasi surnaturelle. Lara resta un moment sans voix
devant cet homme. Puis elle se remit lentement à mâcher, comme elle se
remettait de sa surprise. Sa réaction ayant été clairement perçue, elle
décida de ne pas s'en cacher, mais en restant néanmoins dans son rôle.
- Eh ben... souffla-t-elle. Bonjour l'engin... Z'êtes beau, on vous l'a déjà dit
?
Lorsenn sourit, découvrant des dents d'une blancheur éclatante. Lara se
botta mentalement les fesses pour ne pas se laisser subjuguer par ce dieu
vivant de la beauté.
- Vous me flattez, miss...
- Cruise. Laura Cruise.
Même sa voix était parfaite, chaleureuse et puissante. Sur son invitation,
elle s'assit face à son bureau. Lorsenn passa derrière, avec son assistant à
ses côtés.
- Alors, miss Cruise ? Que me vaut le plaisir de votre visite.
- J'suis une amie de Jack, fit-elle. Il m'a dit que vous étiez passionné par
les trucs un peu chelou.
- Un peu ?
- Chelou. Louches. Et j'ai trouvé un truc à vous vendre.
- Je crains de ne pas être intéressé, miss Cruise. On vous aura mal
renseigné.
Lara fut prise de panique. Il jouait forcément un jeu ! Il bluffait autant
qu'elle, ça se sentait. Elle se décida, contrainte et forcée, à jouer
immédiatement son va-tout.
- Ben Jack dit que si. C'est un grand bâton, genre le manche d'une lance.
Lorsenn resta silencieux et la dévisagea. Lara se sentit mise à nue par son
regard d'un bleu glacial et pénétrant. Elle soutint le regard, puis poussa
son avantage en se levant.
- C'est Jack qui m'a dit ça, moi je propose, hein ? Maintenant c'est pas
grave, ça me fera de la thune en moins.
Elle partit vers la porte, mais l'assistant à tête de fouine la dépassa et
se plaça devant.
- Attendez, miss Cruise, fit Lorsenn, dans son dos. Je réfléchissais.
Rasseyez-vous.
Elle s'exécuta, excitée d'avoir fait mordre un aussi gros poisson à
l'hameçon. Mais elle déchanta vite : Lorsenn ne s'était pas départi de son
calme, et son visage ne trahissait aucune émotion hormis celle d'une
quiétude totale.
- Miss Cruise, je doute que vous ayez en votre possession ce que je
recherche.
- Vous cherchez bien un bâton, alors ?
- En effet. Décrivez-moi le votre, je vous prie.
Lara hésita un bref instant sur la conduite à tenir pour éviter le piège
grossier que lui tendait l'armateur : elle décida de rester dans son rôle.
- Eh, minute, papillon ! J'veux pas me faire avoir comme ça, moi ! J'veux de
la thune !
Lorsenn ouvrit alors un tiroir et lui tendit une photo, dont la prise de vue
ressemblait à celle de la pointe de lance. Sauf que celle-ci représentait un
bâton en bois sculpté. Elle se composa un masque de déception.
- Nan, c'est pas le mien, fit-elle en soupirant. Mais si vous permettez, et
que vous payez bien, je vous le trouve !
Lorsenn sembla hésiter, pensif. Puis il offrit un sourire franc et massif.
- Pourquoi pas ? fit-il. Toute l'aide disponible est la bienvenue.
- Je peux garder la tof ?
- La quoi ?
- La photo.
- Oui, bien sûr.
Lara se leva et salua l'armateur norvégien.
- Bon, ben je vous tiens au courant ! Me ramenez pas, je connais la sortie !
Elle quitta le bureau, un grand sourire aux lèvres. Si elle s'était
retournée à ce moment-là, Lara aurait vu que Lorsenn et son assistant
souriaient encore plus.
***
De retour au manoir, Lara avait réintégré
ses vêtements habituels. Mais sa longue chevelure était toujours « jaune
paille », comme l'avait qualifiée Winston. Elle s'installa confortablement
au bureau de son père, dans la bibliothèque, tandis que le majordome
préparait le thé. Elle contempla la photo de la hampe lorsque son portable
sonna. Indy.
- Oui, Indy ?
- Tu vas bien ?
- Pas mal. J'ai du neuf : la photo de la hampe.
- Joli. T'as fait comment ?
- J'ai suivi le meurtre de Robson, et je suis tombé sur un gros poisson : un
riche homme d'affaires norvégien.
- Norvégien ? Ca colle avec ce que l'on sait, donc. La mythologie
scandinave.
- Oui, c'est ce que je me suis dit. Et toi, tes recherches ?
- J'ai retrouvé la trace de la hampe. Elle a été trouvée il y a plusieurs
siècles, et a été vendue un nombre incalculable de fois.
- Parce que ça vaut cent dollars...
- Un peu plus, mais c'est dans l'esprit, oui.
- Tu as retrouvé la trace du dernier acquéreur, et je vais m'offrir une
visite illicite de sa demeure ?
- Pas tout à fait... Cette personne, dans un élan d'altruisme et de
mécénat, a offert la hampe gratuitement à un musée d'Oslo.
- Tiens, encore la Norvège... C'est donc un musée que je dois cambrioler?
- Pas tout à fait. Notre mécène avait des connaissances disons de base de
l'archéologie, et a donc expédié la hampe à destination du musée...d'Athènes.
- Bonjour le jeu de pistes. Donc je pars en Grèce.
- Pas tout à fait...
- Jones, je te jure, au prochain « pas tout à fait », je te botte le cul.
Accouche !
- La hampe a été expédiée en bateau, mais celui-ci a coulé.
- Méditerranée ?
- Oui.
- Donc je vais faire de la plongée sous-marine ?
- Tout à fait !
Indy éclata de rire et raccrocha aussitôt pour éviter les foudres de la
jeune femme.
En attendant le dîner, Lara et Bryce s'étaient affalés sur le canapé, devant
la télé. Lara se sentait détendue, car la journée avait été à la fois
reposante et pleine d'enseignement. Ils avançaient vite et bien, et elle
avait maintenant un objectif très clair et parfaitement dans ses cordes :
trouver la hampe en pleine mer. La cloche de l'entrée retentit alors.
Winston se précipita et ouvrit sur l'inspecteur principal McRiddell, qui le
salua. Lara se leva en soupirant et alla à la rencontre du policier
bedonnant.
- McRiddell ? s'étonna-t-elle. Que fais-tu ici ?
- J'ai retrouvé mon badge, fit-il en guise de préambule.
- Tu l'avais égaré ?
- On me l'avait pris, avant de me le rendre en passant par l'accueil du
Yard. Très malin. Alors je me suis demandé pourquoi me le prendre pour me le
rendre vingt minutes plus tard. Et j'ai trouvé : pour chercher quelque chose
dans les fichiers de la police. Alors j'ai enquêté, et j'ai retrouvé des
empreintes sur un clavier, ainsi que la recherche effectuée dans les
fichiers.
Lara souriait. McRiddell n'était pas dupe, il savait que c'était elle. Mais
elle s'amusait de ce petit jeu de non-dits. Elle cherchait une excuse banale
lorsqu'elle vit deux policiers en uniforme entrer chez elle. McRiddell
secoua tristement la tête.
- Lady Lara Croft, vous êtes en état d'arrestation pour le meurtre de Jack
Penny et pour la tentative de meurtre sur Alexander West.
Un des policiers attrapa les poignets de Lara pour les amener dans son dos
et y attacher une paire de menottes.
- Tu te fous de ma gueule, ou quoi ? fit Lara, folle de rage. Tu vas le
regretter, McRiddell. Tu sais que je ne suis pas une meurtrière.
L'inspecteur l'ignora superbement et continua sa petite tirade.
- Vous avez le droit de garder le silence. Tout ce que vous pourrez dire
pourra être retenu contre vous lors de votre procès. Vous pouvez vous faire
assister d'un avocat dès que l'interrogatoire commencera, dans les locaux du
Yard. Si vous n'avez pas les moyens de vous en offrir un, la cour de justice
vous en commettra un d'office.
Il se tut, reprenant sa respiration. Les policiers poussèrent la jeune femme
menottée dehors, où deux voitures de police attendaient, gyrophares
tournant. Elle foudroya McRiddell du regard quand elle le croisa. Celui-ci
lui répondit par un hochement de tête attristé.
- Désolé, Lara, c'est mon boulot. Mais cette fois, tu es vraiment dans la
merde.
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