Chapitre 12
Lors du premier entretien avec le juge
d'application des peines, Lara argua d'un traumatisme subi par toute cette
histoire - séjour en prison, pression psychologique intense des policiers,
réputation salie - pour obtenir l'aménagement des travaux d'intérêt général.
Compatissant, le juge accepta de lui accorder des vacances reposantes. Pour
terminer de l'amadouer et lui retirer ses remords, Lara lui donna même la
destination de ses vacances : la Crête. Bien entendu, elle s'abstint
d'expliquer qu'au lieu de repos, elle allait y chercher la hampe d'une lance
vieille de trois mille ans, qui lui permettrait d'entrer dans un royaume
mythologique occupé par des dieux antiques. Elle avait la sensation qu'il
n'aurait pas compris. Elle sortit du tribunal à la fois soulagée et enragée.
Motivée comme jamais par ces derniers jours, elle voulait entrer dans cette
histoire de plein pied, entrer en Asgard, tisser une laisse, emprisonner un
loup géant et empêcher Lorsenn d'accéder à ce qu'il désirait. D'ailleurs,
que désirait-il ? Lara s'arrêta en pleine rue, choquée. Cette question
pourtant primordiale n'avait pas de réponse. L'armateur voulait la lance,
elle le savait. Mais dans quel but ? Certainement pas pour sauver la terre
de la destruction totale. Quoique, finalement, elle n'en savait rien.
Maintenant un peu confuse, elle retourna au manoir pour préparer ses
affaires et prendre l'avion, direction la Crête.
***
Héraklion était un port typiquement
méditerranéen : petites maisons très blanches, bateaux de plaisanciers,
chaleur accablante mais supportable grâce à la mer, et vieux crétois assis
au soleil, sur des bancs de pierre, à regarder s'agiter les touristes. Et
ils en voyaient passer à longueur de journée, se faisant parfois quelques
commentaires sur telle ou telle personne. D'ailleurs, en cette chaude
matinée, les vieux crétois assis sur le banc s'intéressèrent à un groupe
singulier. Deux hommes et une femme. Le plus vieux des hommes portait un
pantalon beige très léger, ainsi qu'une chemisette largement ouverte sur son
torse et un stetson qui le protégeait du soleil. La jeune femme était en
bikini, dont elle cachait la partie inférieure par un paréo multicolore.
Elle avait de longs cheveux blonds attachés en queue de cheval. Mais le plus
marquant était l'homme le plus jeune, qui jurait au milieu des deux autres :
il portait un short beaucoup trop grand pour lui, une chemise bariolée de
type hawaïen et un immense chapeau de paille - dont l'étiquette indiquant le
prix pendait toujours sur le côté - qui protégeait un visage juvénile
blanchi par une crème solaire trop grasse et de toute façon en trop grande
quantité. Les couleurs de son ensemble vestimentaire ne juraient pas : elles
s'insultaient carrément. Les vieux crétois regardèrent, amusés, ce mémorable
trio s'installer à la terrasse d'un bar.
A peine assise, Lara retira ses sandales et posa ses pieds nus sur les
cuisses d'Indy, en soupirant d'aise.
- Quel plaisir d'avoir du soleil ! s'exclama-t-elle en commençant à
inspecter l'épilation de ses jambes. Fenryr n'arrive pas à hurler jusqu'ici.
- Pour l'instant, fit Indy. Pour l'instant.
Bryce posa son grand chapeau de paille et partit à l'intérieur quérir des
boissons fraîches. Indy profitait lui aussi du lieu enchanteur, mais n'en
restait pas concentré sur l'objectif.
- Il nous faut louer un bateau et de l'équipement de plongée.
- T'inquiète. Tout est déjà prévu. Oh làlà, je suis blanche comme un linge,
ça va pas du tout.
- Comment ça, « tout est déjà prévu » ?
- Ben on a un bateau et de l'équipement de plongée.
- Oh. Ah. Ah ?
- Ben oui. Enfin, pour l'équipement, c'est sûr...
- J'en étais sûr ! Explique-moi un peu ça.
- Ben pour le bateau, c'est pas fait. Va falloir convaincre le propriétaire.
- Qui est ?
- Une vieille connaissance de mon père. Un crétois. Difficile à manoeuvrer,
car rustre et bougon. Mais ça devrait le faire.
Bryce revint avec des boissons. Il eut à peine le temps de s'installer qu'il
avertit Lara : le crétois arrivait. Discrètement, Indy jeta un coup d'oeil.
C'était un vieil homme obèse, qui portait une chemise à fleur grande ouverte
et un large short. Il marchait à pas lents, en s'aidant d'une canne. L'oeil
aguerri, Indy repéra deux hommes jeunes le suivant à bonne distance.
Certainement des gardes du corps, pensa-t-il. Ce qui accentua encore le
cliché mafieux que le crétois véhiculait. L'homme arriva enfin et s'assit
péniblement à leur table, sans saluer personne. Il posa son chapeau sur la
table et un serveur se précipita aussitôt avec un verre déjà préparé. Indy
jeta un regard à sa jeune amie : elle semblait amusée.
- Indy, je te présente Manolis Sigalas, fit-elle.
- Tu oses me faire déplacer par cette chaleur ? attaqua le crétois, sans un
seul regard pour Indy. Tu es devenue folle ?
- Je suis contente de te revoir. Ca fait longtemps, Manolis.
- Dix ans, petite. Et tu as gagné en beauté. Qu'est-ce que tu veux ? De
l'argent ? Des armes ? Des hommes ?
- Juste ton yacht.
Manolis partit d'un rire puissant et sonore. Tous les crétois présents se
mirent à rire également, s'évertuant à ne pas avoir l'air forcés. Indy, qui
trouvait Sigalas ridicule, lui reconnut une grande influence dans le coin.
- Tu rêves, petite, finit-il par dire. Autre chose, avant que je parte ?
Lara ne répondit pas. Sigalas renifla de mépris et commença à se lever.
- Tu m'en veux encore pour la dernière fois ? demanda soudain Lara d'une
voix innocente.
Sigalas se rassit aussitôt.
- Oui ! hurla-t-il. Tu as fait exploser ma voiture ! Et tu voudrais que je
te prêtes mon yacht ????
- Je t'avais remboursé le double du prix de la voiture.
- Peu importe, elle avait une valeur sentimentale !
- Ben voyons.
- Et de toute façon, tu n'as pas les moyens de me rembourser un yacht !
- C'est bien pour ça que j'en prendrais soin, Manolis.
Sigalas se mit à réfléchir en silence, regardant la jeune femme en biais.
- Tu veux en faire quoi, de mon yacht ? finit-il par demander.
- Une ballade en mer avec mes amis. Avec un peu de plongée.
- C'est ça, oui, fit-il après un ricanement. Et réellement ?
- Exploration sous-marine.
- Pillage ?
- Dans le cadre d'une recherche scientifique.
- Pillage, donc.
- Crois ce que tu veux, Manolis. Mais j'emprunte ton yacht.
- Petite, tu peux crever la bouche ouverte. Tu ne toucheras pas à mon bijou.
- Tu n'es pas raisonnable...
Soudain, Sigalas abattit sa canne sur la table avec une telle violence qu'il
provoqua un énorme son creux. Si Bryce et Indy sursautèrent, Lara ne bougea
pas un cil, le regard toujours fixé sur le gros crétois. Visiblement
satisfait, celui-ci rangea sa canne.
- Ce soir, j'organise quelques joutes, aux entrepôts. Un de tes amis se
battra contre un de mes gars. S'il gagne, tu auras mon yacht.
- C'est ridicule, intervint Indy. Totalement rétrograde.
- C'est d'accord, fit Lara.
- Lara !!!
- A ce soir, alors, fit Sigalas en se levant.
Et il s'éloigna en clopinant. Indy le regarda, puis se tourna vers la jeune
femme, la foudroyant du regard.
- Tu es devenue folle ? s'exclama-t-il. Il va m'envoyer sa plus grosse brute
!
- Du calme, Indy. C'est moi qui me battrais.
Il la dévisagea, interloqué, cherchant à savoir si elle plaisantait. Comme
ce n'était visiblement pas le cas, il croisa les bras, muet de stupeur.
***
Il était près de dix heures du soir
lorsqu'ils revinrent sur le port, qu'ils traversèrent en direction de
l'entrepôt. Indy ne comprenait toujours pas comment Lara pouvait être aussi
confiante juste avant d'affronter une brute épaisse à coups de poings.
Quand, quelques minutes plus tard, ils arrivèrent au milieu du gang de
Sigalas, Indy comprit enfin. L'adversaire que leur présenta le gros crétois
avait à peine vingt ans et était assez fluet, et plus petit que Lara. Mais
en l'occurrence, la légèreté était un avantage indéniable. Lara prit le
casque qu'on lui tendait et enfourcha la moto de cross. Elle la démarra d'un
violent coup de talon et fit rugir le moteur d'un bon coup de poignet. Elle
avança pour se placer devant la ligne de départ. Sigalas se présenta face
aux deux concurrents.
- Trois tours complets des entrepôts ! cria-t-il pour couvrir le bruit des
moteurs. Le premier arrivé gagne, bien évidemment. Tous les paris sont
acceptés, surtout les grosses sommes. Dans la course, tous les coups sont
permis. Les raccourcis sont interdits, mais il n'y a aucune limitation de
hauteur. Essayez juste de ne pas vous tuer, ça fait trop de paperasses
ensuite !
Son discours fut accueilli par un tonnerre de hourras et d'applaudissements.
Une jeune fille en tenue légère prit alors la place du vieil obèse et leva
les bras. Indy et Bryce étaient comme subjugués par le mouvement de ses
formes, ratant ainsi le départ. Les deux motocross bondirent littéralement,
dans un concert de pétarades tonitruantes. Lara prit rapidement la tête. Les
entrepôts défilaient à toute vitesse dans son champ de vision. Elle se
permit même de tourner la tête pour surveiller son adversaire. Lara
raffermit sa prise sur le guidon comme ils s'approchaient de la première
difficulté du parcours : le premier virage en épingle. Elle freina
puissamment et laissa sa moto glisser de l'arrière. Posant le pied intérieur
par terre, elle accompagna le mouvement de dérapage. Son virage était
parfait. Elle n'avait plus qu'à redresser, à remettre les gaz et à repartir.
Mais son adversaire ne l'entendit pas de la même façon. Au lieu de freiner,
il accéléra violemment, puis freina au dernier moment. Il partit en
dérapage, mais sa vitesse était bien trop grande. Lara comprit où il voulait
en venir, mais trop tard. Dans sa glissade, le jeune garçon heurta sa moto,
ce qui eut pour effet de le freiner et de le remettre d'aplomb, mais aussi
d'envoyer Lara et sa moto dans les caisses entreposées dans la zone
extérieure du virage. Il repartait déjà dans la direction opposée quand Lara
s'écrasa dans les caisses. Sans perdre de temps, ignorant les contusions
qu'elle venait de s'offrir, elle remonta sur sa machine et repartit à fond.
Elle avait maintenant une bonne centaine de mètres de retard. Le garçon fit
alors un écart pour frôler une zone de mise à quai. De sa main gauche, il
attrapa un bidon, qu'il réussit à ouvrir et à jeter derrière lui. L'huile
noire et gluante se répandit sur le sol, brillant à la lumière de la lune.
Lara fit le même écart à gauche, mais bien avant et, profitant d'une rampe
improvisée, monta directement sur le quai. Comme son adversaire avait
légèrement ralenti pour vérifier le résultat de sa manoeuvre, elle revint à
sa hauteur, mais surélevée par rapport à lui. Relançant les gaz, elle bondit
juste devant lui. Surpris, il perdit le contrôle de sa moto et tomba.
Maintenant, c'était elle qui possédait les cent mètres d'avance ! Le
parcours les amena alors à l'intérieur d'un entrepôt. Lara s'engagea dans un
slalom entre caisses, bacs et machines de déchargement, à pleine vitesse.
Tournant à gauche, virant à droite, elle avait perdu de vue son poursuivant.
Pas longtemps, car ils ressortirent exactement en même temps. Côte à côte,
le jeune homme à la gauche de Lara, ils se lancèrent dans une nouvelle ligne
droite, se terminant de nouveau par un virage en épingle. Lara réfléchit à
la façon de retomber dans le même piège, mais ce fut rapidement inutile :
son adversaire avait clairement décidé de la surprendre. Relâchant
légèrement les gaz, il venait de prendre une grande barre de fer, bien
droite. Il se porta de nouveau à hauteur de Lara, mais légèrement en
retrait. Comprenant soudain le but de la manoeuvre, la jeune femme s'écarta
au moment où il pointait la lance de la main gauche. Lâchant son guidon,
elle attrapa la pointe de la barre et la tint fermement, elle aussi de la
main gauche. Ils se retrouvèrent ainsi liés, en ligne droite, les motos à
pleine vitesse, et avec un virage dangereux qui approchait. Tous les deux se
regardèrent en face, ne jetant que de rapides coups d'oeil vers l'avant. Ils
se jaugeaient pour savoir qui allait céder le premier... Plus le virage
approchait, plus Lara souriait. Elle fit même un clin d'oeil au jeune garçon.
Soudain paniqué, il lâcha la barre de fer et tenta de freiner. Mais Lara
avait anticipé le mouvement et à peine eut-elle le contrôle de la lance
qu'elle la jeta dans la roue avant de la moto adverse. Elle freina
précipitamment, partant en dérapage, tandis que son adversaire s'offrit un
magnifique salto avant dans le décor. La jeune femme s'arrêta pour vérifier
que tout allait bien pour lui, puis repartit pour finir la course
tranquillement. Elle passa la ligne d'arrivée et poursuivit en moto pour
stopper juste devant Sigalas. Avec un sourire, elle tendit la main. Il lui
lança un trousseau de clés sans desserrer les mâchoires.
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