Chapitre 11
L'ambiance qui régnait au manoir Croft
était plus que morose. Le jeune Bryce était abattu, ainsi qu'Indy, tandis
que Lord Carrew, l'avocat, se concentrait sur le dossier. Seul Winston
gardait son flegme britannique et ne laissait transparaître aucune émotion.
Mais Indy savait qu'il devait certainement être le plus touché par cette
histoire. Le vieil avocat referma le dossier et but une gorgée de thé.
- Non, vraiment, j'ai beau relire, dix ans est le minimum que je puisse
obtenir si elle est déclarée coupable.
Bryce gémit de chagrin, tandis qu'Indy grogna, les sourcils froncés.
- Il faut faire quelque chose... D'après vous, milord, la police va retrouver
le vrai meurtrier ?
- Peu probable. Lara est la coupable idéale, et ils ne chercheront pas plus
loin.
- Nous devrons donc faire leur travail.
- C'est en effet notre seule chance d'innocenter Lara. Mais la description
qu'elle en a faite est plus que sommaire.
- Je sais. Grand, brun, avec un bouc...
- Oui, et une cicatrice sous l'oeil gauche. C'est maigre, très maigre... Vous...
Vous allez bien, docteur Jones ?
Indy venait de se figer, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Bouc.
Cicatrice. Mythologie scandinave. L'aéroport. Le bristol ! Indy bondit de
son fauteuil, manquant tout renverser sur son passage. Il se jeta sur sa
veste et fouilla les poches, à la recherche du petit carré cartonné.
- Docteur Jones ? s'inquiéta l'avocat.
- L'assassin ! Je l'ai rencontré à l'aéroport. Il m'a parlé de... enfin de
l'affaire sur laquelle nous travaillions, Lara et moi. Et il avait un bouc
et une cicatrice sous l'oeil gauche. Et... Bordel, où j'ai mis cette carte !
- Une carte ? De visite ?
- Oui. Merde !
- L'assassin vous aurait donné une carte de visite. Ce n'est pas très
logique...
- Sauf si ce n'est pas lui non plus l'assassin, mais un témoin crucial !
Soudain, Indy jeta sa veste au loin, de rage. Le bristol avait disparu, mais
il savait où. Il se revoyait très bien jouer avec, au parloir, et le poser
sur la table quand Lara est apparue. Autant dire que la carte est perdue.
Peut-être le seul moyen de sauver la jeune femme. Indy maugréa sa bêtise en
faisant les cent pas dans le salon. Il s'arrêta soudain.
- Winston ! hurla-t-il.
- Je suis là, docteur Jones, fit calmement le majordome, debout à côté de
lui.
- Ah... pardon. Vous auriez un truc pour la mémoire ?
- Un « truc », docteur Jones ?
- Oui, pour m'aider à retrouver la mémoire. Un médicament, une drogue,
n'importe quoi !
Winston haussa un sourcil désapprobateur.
- Peut-être une tisane relaxante, alors, proposa-t-il.
- Oui, d'accord, n'importe quoi. Il faut que je me souvienne du nom sur
cette carte !
Et il se remit à faire les cent pas.
Indy avait tourné ainsi pendant une bonne heure, avant de se jeter dans un
fauteuil, tête en arrière, les yeux fermés. Il resta encore une heure dans
cette position, tentant de se remémorer le nom sur la carte. Il avait
légèrement progressé : il était maintenant certain que le prénom commençait
par un « K ». Mais la suite ? Kevin ? Kurt ? Kenneth ? Kelly ? Indy passa en
revue tous les prénoms anglo-saxons qu'il connaissait, sans succès. Aucun ne
déclencha en lui la moindre émotion. Il se forçait au calme, contrôlant sa
respiration. Il devait retrouver ce nom !
- Ka... fit-il à voix haute. Ka... Ki... Ku... Ku... Ku...
- Kurtis, docteur Jones. Kurtis Trent.
Indy ouvrit les yeux, bondissant de son fauteuil. Devant lui se tenait le
jeune homme brun, avec son bouc et sa petite cicatrice sous l'oeil gauche.
***
- J'ai fait ma déposition avant de venir
ici, expliqua Trent en prenant une tasse de thé. Scotland Yard devrait être
en train d'arrêter le meurtrier, en ce moment. Votre amie sera bientôt
libre.
Bryce sauta de joie, tandis que Lord Carrew s'octroya un large sourire.
Winston restait flegmatique, mais avait également du mal à contenir sa joie.
Seul Indy ne se laissa pas aller à la satisfaction. Au contraire.
Parfaitement concentré, il regardait le jeune homme fixement. Celui-ci finit
par capter son regard et le lui rendit.
- Docteur Jones ?
Indy sembla hésiter sur la réponse à faire. Il resta encore quelques
secondes silencieux.
- Je vous remercie d'innocenter Lara, finit-il par lâcher.
- C'est bien naturel. Elle ne pourra par contre pas éviter le procès pour
coups et blessures sur cet éducateur.
- Je sais. Et quand on connaît le contexte, c'est un véritable drame.
- Si vous le dites...
Ils se turent de nouveau, sans se quitter des yeux.
- Alors, reprit Indy, si vous me racontiez tout ?
- Tout ?
- Ce que vous savez.
- La même chose que vous, docteur Jones. Je sais pour la légende de Fenryr,
pour la lance d'Odin, pour Lorsenn. Pour Ragnarok.
- Vous voulez aussi rentrer en Asgard ?
- Non. Je veux empêcher quiconque d'y entrer.
- Je compte y entrer.
Trent sourit, mais son regard ne trahissait aucune joie, aucune satisfaction
: il était froid comme de la glace.
- Alors je vous en empêcherais.
Indy eut un faux sourire à son tour.
- Je dois y entrer si je veux sauver la planète, fit-il simplement.
- Je pense que vous mesurez mal les conséquences d'une intrusion humaine
dans le royaume d'Asgard.
- Et moi je pense que vous mesurez mal l'urgence de la situation.
Un nouveau silence. Un nouvel affrontement psychologique, les yeux dans les
yeux. Puis Trent se leva.
- Je vais me retirer, docteur Jones, en vous souhaitant bonne continuation.
- Encore merci pour ce que vous avez fait pour Lara, répondit Indy en se
levant à son tour. Et à une prochaine fois, peut-être.
Trent le regarda de biais.
- Docteur Jones, j'ai bien peur que cette éventuelle prochaine fois soit
largement en votre défaveur.
Et il sortit. Indy referma derrière lui et le regarda partir par la fenêtre,
sur une moto puissante. Puis il fonça vers la cuisine et jeta son dévolu sur
une bouteille de scotch. Il espérait que l'alcool allait l'aider à calmer
ses nerfs.
***
Lara fut donc innocenter du meurtre de Jack
Penny. En lieu et place des assises, elle fut déférer devant un juge de
grande instance, afin de recevoir sa condamnation pour coups et blessures
envers Alexander West. Celui-ci vint en personne à la barre pour accabler
Lara, qui le regardait fixement. Froidement. Elle venait enfin de comprendre
qu'elle avait définitivement perdu l'homme qu'elle aimait. Le juge, réputé
sévère, condamna la jeune femme à une forte amende, à des dommages et
intérêts, et à une peine de travaux d'intérêt général, à effectuer dans
l'année au côté de l'éducateur, dans le centre spécialisé de White Chapel.
Lara écouta la sentence d'une oreille distraite. Son esprit était ailleurs.
Perdu dans ses souvenirs. Souvenirs des vannes d'Alex. De sa façon de parler
sexe tout le temps. De son ironie constante. De son comportement avec elle.
De sa façon de tout encaisser avec bonne humeur, même les pires
catastrophes. Soupirant de chagrin, elle regarda une dernière fois l'homme
qu'il était devenu. Puis elle sortit de la salle d'audience sans se
retourner.
|