Chapitre 14
Lara et l'assassin de White Chapel, comme
elle continuait à l'appeler mentalement, se séparèrent afin de faire le tour
de l'entrepôt. Une fois certain que personne n'était présent à part eux, ils
se rejoignirent au centre.
- Personne, fit Lara. Tous partis.
- Je m'appelle Kurtis Trent, fit le jeune homme.
Lara le regarda de biais, sans cacher sa méfiance.
- C'est un nom comme un autre. Inutile que je me présente, par contre,
n'est-ce pas ?
Trent haussa les épaules.
- Je n'ai pas tué Jack Penny, fit-il simplement.
- Ah oui ? Marrant ces coïncidences, quand même, non ? Et marrant que vous
teniez immédiatement à vous défendre...
Il la regarda soudain avec sévérité. Lara eut un léger mouvement de recul.
- J'ai besoin de vous, et vous avez besoin de moi, miss Croft. Je tiens donc
à mettre les choses au point d'entrée.
- Vous pensiez obtenir ma confiance juste parce que vous m'avez innocentée ?
- Je me moque d'avoir votre confiance ou non. Je veux juste votre aide. Pour
réparer VOS dégâts.
- Pardon ?
- J'étais censé protéger Asgard, empêcher quiconque de reconstruire la lance
d'Odin. A cause de Jones et de vous, Lorsenn a pu y entrer. Pire, nous
sommes maintenant incapable de le rejoindre, sans la lance !
- Au moins nous avons agi, répliqua-t-elle, de plus en plus énervée.
- Mal, bien trop mal !
Lara se retrouva soudain dans la situation qu'elle avait connu pendant
l'aventure de Scholomance, où elle s'était faite réprimander comme une
gamine par le père d'Indy. Elle avait détesté ça, mais elle s'était tue,
forcée au respect par la stature et la réputation de Jones. Mais ici et
maintenant, ce n'était qu'un jeune blanc-bec. Un assassin, de surcroît. Lara
se planta soudain devant lui, folle de rage.
- Alors quoi ? s'exclama-t-elle. Nous avons essayé d'empêcher Lorsenn
d'avoir la lance, mais nous devions la prendre pour nous-même.
- Non, il ne fallait pas.
- La Terre va être dévastée, bordel !
- Ce sera bien pire avec Lorsenn de retour en Asgard !
- De « retour » ???
Trent se tut soudain, conscient d'en avoir trop dit. Il se détourna de la
jeune femme, mais celle-ci l'attrapa par le bras, le forçant à se retourner.
- Pas si vite ! On reste ensemble !
- Ce serait ridicule, fit-il en se dégageant. Partons chacun de notre côté.
J'ai de plus l'habitude de travailler seul.
Il s'éloigna vers une des extrémités de l'entrepôt.
- Et je n'ai pas tué Jack Penny, termina-t-il sans se retourner.
Lara le regarda partir en serrant les poings, puis se décida à quitter à son
tour l'entrepôt, par la sortie opposée.
***
Lara déboucha dans un couloir métallique,
nu et froid. L'éclairage au néon donnait une atmosphère de base spatiale
haute technologie. Tout en marchant, elle pensa que, finalement, elle
n'avait aucune idée de où elle se trouvait. Toujours dans la méditerranée ?
De retour à Londres ? Elle haussa les épaules. Maintenant, elle devait
retrouver Indy, c'était le plus important. Ensemble ils pourraient aviser.
Car Lorsenn partit en Asgard, la situation se compliquait. Sur ce point,
elle ne pouvait donner tort à Trent. D'ailleurs, que pouvait-il chercher,
celui-là, maintenant ? Sa mission était un échec, Lorsenn était entré en
Asgard. Alors que pouvait-il faire ? Trouver une autre lance ? C'était
possible, car le conservateur du British Museum leur avait dit que la pointe
n'était pas une pièce unique. Peut-être une idée à creuser. Il faudrait
qu'elle en parle à Indy, une fois qu'elle l'aurait retrouvé. Son esprit
vagabondait toujours lorsqu'elle atteint une intersection. Elle regarda
devant, à gauche, puis à droite, pour constater qu'il n'y avait aucune
différence : tous les couloirs étaient identiques, d'un gris métal
déprimant.
- Faudra virer le chef décorateur, se dit-elle. Et non, je ne suis pas
paumée...
Elle se rappela une phrase de son père, qui affirmait que dans un
labyrinthe, il faut toujours tourner à droite pour en sortir. Intriguée par
cette affirmation depuis son enfance, Lara avait fait construire un
labyrinthe végétal dans le parc du manoir Croft afin de vérifier par
elle-même. Elle n'avait pas encore eu le temps de le faire. Alors, dans ce
dédale gris métallisé, elle s'engagea dans le couloir de droite. Après deux
autres intersections à droite, elle se retrouva à son point de départ.
- Ce qui est totalement logique, se dit-elle. En tournant tout le temps à
droite, on tourne en rond ! Merci papa.
Elle partit tout droit.
Lara s'engagea dans son huitième couloir identique. Le bâtiment semblait ne
pas avoir de limites et être découpé en quadrillage serré. L'enchaînement de
couloirs impossibles à différencier les uns des autres rendait la jeune
femme très nerveuse, presque malade. Arrivée à la neuvième intersection,
offrant encore une fois trois couloirs identiques, Lara s'arrêta et s'appuya
contre le mur, prise de nausées. La confusion de son esprit et le total
dérèglement de ses sens avaient sensiblement augmenté sa température
corporelle, et elle se trouvait maintenant avec une forte fièvre, et des
pensées délirantes. Elle se laissa tomber par terre, assise contre le mur
gris et uni du couloir. Elle ferma les yeux, tentant d'oublier cet enfer
métallisé. Une phrase de Trent lui revenait sans cesse en mémoire :
Lorsenn de retour en Asgard. Lorsenn était déjà entré en Asgard. Et
pourtant la pointe de la lance était dans le musée depuis plus d'un siècle.
Dans son délire, Lara trouva une explication. Totalement farfelue. Irréelle.
Tellement effrayante qu'elle ouvrit les yeux, prise de panique. Elle devait
trouver Indy. Elle se leva difficilement et s'engagea dans un nouveau
couloir.
***
Quatorzième couloir. Lara était devenue
folle, elle s'en était convaincue elle-même. Marchant de plus en plus
lentement, elle tomba alors non pas sur une intersection, mais sur une
porte. Son cerveau mit un certain temps à analyser l'information, mais il y
parvint : le coeur de la jeune femme se mit à battre la chamade. Elle
constata que la charnière était disposée de telle sorte que la porte
s'ouvrait vers l'extérieur. Sans hésiter, soudain pleine d'espoir, elle prit
la poignée, ouvrit et s'engagea. Le sol se déroba aussitôt sous ses pieds.
Elle tomba en criant, mais eut le réflexe de ne pas lâcher la poignée de la
porte. Emportée par l'élan, la porte continua son chemin et alla violemment
claquer contre la paroi métallique. Le choc manqua de faire lâcher prise à
la jeune femme. Tentant de se calmer, Lara attrapa la poignée à deux mains
et assura sa position. Qui restait néanmoins plus que précaire. Lentement,
elle regarda à ses pieds : une brume inquiétante empêchait de voir le fond
du précipice. Elle calma sa respiration et analysa sa situation. La porte
donnait directement sur l'extérieur, certes, mais elle était percée en plein
milieu d'une paroi lisse, dominant un gouffre à-priori sans fin. Un piège
anti-curieux très efficace, il lui fallait le reconnaître. Pour rajouter
encore à la difficulté de sa situation, le vent et la neige lui fouettaient
le visage, et le froid intense commençait à lui geler les doigts, crispés à
la poignée. Bref, c'était quasiment désespéré. Lentement, sans mouvements
brusques, Lara ramena ses jambes vers elle afin de poser les pieds contre la
paroi. En prenant de l'élan, elle devrait arriver à ramener la porte vers
son encadrement, donc vers la sécurité du bâtiment. Une fois ses pieds
placés, elle donna une violente impulsion. La porte quitta la paroi pour
revenir vers son encadrement mais, à mi-parcours, le gond supérieur céda,
faisant ainsi descendre Lara d'une bonne dizaine de centimètres. Mais
surtout, la porte n'était plus en ligne avec sa charnière et ne pouvait donc
plus tourner. Lara était bloquée au-dessus d'un précipice, de plus en plus
frigorifiée, à un bon mètre du salut.
- Merde... gémit-elle. Faut que j'arrête la crème au chocolat.
Les gonds se mirent à grincer, violemment sollicités par le poids de Lara :
la porte allait bientôt céder, menaçant de plonger la jeune femme dans les
profondeurs. Soudain, l'encadrement de la porte se boucha entièrement,
bloquant totalement l'accès au bâtiment. Lara leva les yeux et reconnut avec
surprise Lorsenn, qui lui tendait la main. Malgré le froid et la peur, elle
l'attrapa. Le riche norvégien ramena la jeune femme à l'intérieur du
bâtiment, en sécurité. De ses énormes mains, il frotta le corps de Lara afin
de la réchauffer. Ce fut efficace, et la jeune femme reprit rapidement des
couleurs.
- Merci, bredouilla-t-elle enfin.
Lorsenn lui répondit par un sourire franc et massif.
- Que faites-vous là ? demanda-t-elle, la curiosité finissant par
l'emporter. Vous êtes de retour ?
- Suivez-moi, Lara. Je vais vous conduire à une chambre où vous pourrez vous
reposer.
- Vous ne me répondez pas ?
- Non. Pas encore.
Lara se mit à presque courir pour rester à la hauteur de l'armoire humaine,
qui couvrait trois fois la distance que faisait la jeune femme entre chaque
pas. Elle jeta un coup d'oeil en arrière, et constata que la porte cassée
avait disparu, faisant place à une nouvelle intersection et un nouveau jeu
de couloirs uniformes. Une idée lui traversa soudain l'esprit.
- Nous sommes en Asgard, n'est-ce pas ? fit-elle. Je veux dire, j'ai cru que
vous aviez disparu, tout à l'heure, mais en fait, je suis aussi passée dans
le royaume des Dieux. C'est ça ?
- En quelque sorte, oui, confirma Lorsenn. Nous sommes dans la partie «
basse » d'Asgard.
- Vous semblez bien connaître les lieux...
- J'ai beaucoup étudié avant de venir.
- Bien sûr...
Lorsenn s'arrêta soudain face à une porte et l'ouvrit. Lara se crispa malgré
elle, mais l'armateur norvégien se contenta d'entrer dans un ascenseur tout
à fait banal. Elle fit de même et ils montèrent.
- J'avoue que je ne voyais pas Asgard comme ceci, reprit-elle.
- Moi non plus. Mais nous voyons ce que les Dieux nous permettent de voir.
Uniquement.
- C'est vrai. Voyez-vous la même chose que moi, alors ?
- Je pense, oui.
- Le docteur Jones est-il passé en Asgard également ?
- Oui, il nous attend dans un salon, afin de discuter.
- Un salon ? Les Asgardiens savent recevoir, donc ?
La porte de l'ascenseur s'ouvrit alors. Lara resta totalement abasourdie,
incapable de bouger ou de prononcer un mot.
- Plus que vous ne le croyez, Lara. Beaucoup plus.
***
La pièce ressemblait à un vieux temple
grec, sauf que tout semblait être fait de glace. Les colonnes, le mobilier,
ainsi que les statues étaient transparents. Une douce chaleur irradiait dans
la salle, et la lumière s'éclatait en arcs-en-ciel dans chaque élément de
glace. De superbes femmes blondes en armure montaient la garde tandis que
d'autres, moins vêtues, servaient des boissons et des plateaux de mets qui
avaient l'air... divins. Lorsenn encouragea Lara à avancer. La jeune femme,
subjuguée, rejoignit Indy, assis à une table de glace. Elle reconnut
également l'assistant de Lorsenn, l'homme à tête de fouine. La jeune femme
ressentit aussitôt l'antipathie initiale envers cet homme : ça n'avait pas
évolué. Elle détestait naturellement « tête de fouine » autant qu'elle
admirait Lorsenn. Tentant d'oublier son émerveillement, Lara se composa un
masque de sérieux et de gravité avant de prendre place à côté d'Indy, face à
Lorsenn et son assistant. Elle nota mentalement l'absence de Trent, et se
surprit à se demander s'il allait bien.
- Bien, nous voilà tous réunis ! fit Lorsenn avec son sourire franc. Nous
allons pouvoir commencer.
- Commencer ? s'étonna Indy.
- Les négociations.
- Les quoi ???
- Docteur Jones, vous vous méprenez sur moi depuis le début. Vous voyez en
moi un « méchant », un milliardaire mégalomane qui veut conquérir le monde,
comme un de ceux à qui vous avez déjà eu à faire. Et vous avez tort.
- Quelques indices me laissent quand même à penser que j'ai raison.
- La mort de Robson ? Une erreur d'interprétation. J'avais demandé à ce que
l'on me récupère la pointe de la lance par tous les moyens. C'est ma faute,
je reconnais.
- La mort de Penny, également.
- Pas de mon fait.
- Notre enlèvement, à Lara et à moi.
- Une simple façon de vous faire venir sans entrer dans des palabres
interminables.
- Vous avez réponse à tout, Lorsenn ?
- Lorsqu'il s'agit de ma réputation, oui.
L'armateur accentua encore son sourire : il paraissait parfaitement détendu.
- Docteur Jones, je voulais entrer en Asgard. C'était le but ultime de mon
existence. Maintenant que c'est fait, que j'ai réussi, je suis libéré.
Libre. Heureux. Je peux donc dorénavant m'occuper de Fenryr.
- Je crains ne pas bien comprendre...
- Et bien, je vais vous aider à sauver la terre, en capturant Fenryr. Donc
en reconstruisant la corde des Nains.
Indy resta silencieux, ne sachant quoi répondre. Lara, elle, était carrément
abasourdie.
- Nous irons ensemble en parler humblement à Odin, continua Lorsenn. En
attendant, mon assistant va vous amener dans vos chambres, histoire que vous
puissez vous reposer.
- Vous agissez comme si vous étiez chez vous, Lorsenn, fit Indy.
- Bien sûr que non. J'agis comme les Valkyries m'ont dit d'agir.
Il se leva, imité par son assistant. Tête de Fouine invita Indy et Lara à le
suivre. Ils retournèrent ensemble à l'ascenseur, en direction d'un autre
étage.
***
La chambre dans laquelle Lara avait été
installée ressemblait à la suite d'un prestigieux palace. Immense,
lumineuse, chaleureuse et très chic, la pièce était une merveille, à
l'instar de tout ce qu'elle avait vu d'Asgard pour l'instant. Hormis le
labyrinthe métallique et mortel, bien entendu. Rapidement, Indy la
rejoignit. Il servit deux verres de whisky trouvé dans le mini-bar, tandis
que la jeune femme faisait un rapide tour de la chambre à la recherche de
micros cachés.
- Tu fais dans la paranoïa, en ce moment, si je peux me permettre... fit Indy.
- On n'est jamais trop prudent, répliqua-t-elle.
- Tu n'as pas pensé que nous sommes dans un royaume divin, et que les Dieux
n'ont pas besoin d'appareils pour nous écouter ?
- Ce n'est pas l'indiscrétion des Dieux que je crains. Quoique...
Indy lui donna son verre en souriant. Lara en but aussitôt une bonne gorgée.
- Ton avis sur Lorsenn ? demanda-t-elle.
- Il est... étonnant.
- Quel euphémisme ! Tu penses qu'on peut s'y fier quand il dit qu'il va nous
aider ?
- En tout cas, je pense que rien ne coûte de rester sur nos gardes.
- C'est évident ! Mais... enfin, j'ai une théorie sur Lorsenn, mais... disons
que... enfin, elle est un peu bizarre...
Indy s'esclaffa en sirotant son verre.
- Lara, nous avons vu ensemble des choses qu'on ne pouvait même pas
concevoir, que ce soit durant l'Assemblée ou pendant Scholomance. Alors ton
explication farfelue ne l'est peut-être pas tant que ça, d'autant que, à la
vue des indices, je suis arrivé à la même !
- Vraiment ?
- J'en suis presque sûr, oui.
- Loki ?
Indy acquiesça de la tête. Lara soupira et se leva pour se resservir.
- Lorsenn est un Dieu... répéta-t-elle. Le Dieu Loki. Dieu du mal. Que
faisait-il sur Terre, alors ? Pourquoi nous aiderait-il ?
Indy haussa les épaules et tendit son verre. Lara le remplit de nouveau.
- Mais au fait, dans ma mémoire, Loki et Fenryr sont liés, non ?
reprit-elle.
- Oui. L'un est le père de l'autre, confirma Indy en s'asseyant sur le bord
de l'immense lit.
- Il devrait donc nous mettre des bâtons dans les roues.
- Pas forcément. L'amour filial, chez les Dieux... D'autant que Fenryr est un
Géant, et que Loki a participé à son enfermement.
- Donc il voudrait vraiment sauver la Terre ?
- Ca ne m'étonnerait pas. La Terre n'est qu'une étape dans la vengeance des
Géants. Leur but reste Asgard.
- Et Lorsenn s'est donné beaucoup de mal pour y retourner...
- Précisément.
On frappa alors discrètement à la porte de la chambre. Lara alla ouvrir,
s'attendant à trouver Trent. En fait de Trent, elle tomba nez à nez avec...
Indy, qui lui faisait un grand sourire.
- Eh, miss ! Tu veux manger un bout ? demanda-t-il en tendant un plateau
plein de fruits.
Lara regarda son ami dans les yeux, sans réellement le voir. Elle resta
interdite un moment, puis se tourna vers la chambre, perplexe : personne
n'était assis sur le lit.
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