Chapitre 17
Les brutes s'avancèrent jusqu'à former un
demi-cercle parfait autour de la passerelle du yacht. Indy se prépara à
remonter lentement dans le bateau et de demander à Bryce de quitter le port
en vitesse. Il espérait que le jeune homme avait conscience de la situation,
et qu'ainsi il avait anticipé le mouvement et largué les amarres. Il
commença à reculer vers le pont, sans quitter des yeux les hommes qui
affichaient des sourires torves et malsains. Lara le dépassa soudain,
descendant la passerelle vers le quai.
- Tu vas quelque part, Indy ? demanda-t-elle innocemment.
- Mais... bafouilla-t-il pour toute réponse.
Abasourdi, il vit Lara se placer au milieu du cercle de brutes. La jeune
femme les regarda tous un par un, lentement, d'un air de défi. Puis, elle
tendit le doigt vers un des hommes, dont les yeux éteints et le sourire
niais permettaient d'évaluer en un clin d'oeil son niveau d'intelligence. Il
portait un long et épais bâton, qu'il plaça négligemment sur son épaule en
sortant du rang, appelé par Lara. Il s'avança confiant, encouragé par ses
partenaires, ne voyant finalement, en face de lui, qu'une frêle jeune femme.
Cette erreur d'appréciation fut partagée par tout son groupe : le résultat
fut terrible. Tous les autres Crétois présents, ainsi qu'Indy et Bryce,
grimacèrent de douleur après que Lara eut lancé son pied dans l'entrejambe
de son adversaire. Celui-ci s'écroula lentement en gémissant faiblement,
avec une voix relativement aiguë. Lara ramassa le bâton et le fit légèrement
tournoyer autour d'elle, jouant avec à la manière des artistes martiaux.
Elle bloqua l'arme de fortune sous son bras et fit signe à tous les autres
hommes de la rejoindre : un défi venait d'être lancé par une femme à des
hommes méditerranéens. L'affront était suffisant pour que tous les hommes se
jettent sur elle sans hésiter. Le premier arrivé reçut un violent coup de
bâton en plein front. Le second, dans le même mouvement fluide, en reçut un
dans le ventre, puis sous le menton. Lara fit un tour sur elle-même afin
d'éviter une charge, et laissa traîner son bâton dans les pieds du troisième
agresseur. Il tomba à la renverse, face contre terre. Sans hésiter, la jeune
femme lui sauta à pieds joints sur la tête, l'assommant pour de bon. Elle se
baissa à temps pour éviter un nouveau coup et frappa l'homme en pleine
gorge, avec le bout du bâton, lui coupant la respiration. L'autre bout de
son arme heurta le cinquième agresseur en plein nez, le faisant exploser
dans une gerbe de sang et un bruit d'os brisé. Dans un mouvement fluide et
rapide, Lara se laissa descendre en grand écart facial, forçant les deux
hommes qui la cernaient à se frapper mutuellement, emportés par leur élan.
Elle se remit aussitôt debout et, prenant son bâton par une des extrémités,
l'abattit à la façon d'une hache sur le crâne du huitième Crétois. Dans la
continuité, elle gifla violemment le neuvième et dixième hommes. Elle reprit
alors son arme par le centre, la fit tournoyer élégamment et l'arrêta
soudain en posant une extrémité par terre. Prenant une pose conquérante,
elle regarda le résultat. En moins d'une minute, dix hommes étaient à terre,
assommés ou gémissants. Les deux derniers, encore valides, s'enfuirent sans
demander leur reste. Lara jeta alors son bâton, se tapa les mains l'une
contre l'autre et se tourna vers Indy, un sourire énigmatique aux lèvres.
- On y va ? proposa-t-elle.
Bryce rejoignit Indy sur la passerelle, les affaires sur le dos. Indy lui en
prit quelques unes, afin de l'aider.
- Ce coup-là, on a pas fini de l'entendre... souffla-t-il discrètement.
Bryce éclata de rire.
***
Lara accueillit le retour au manoir Croft
avec soulagement. Le voyage en avion, puis en voiture avait été proche de
l'enfer, la situation météorologique s'étant grandement aggravée.
Le thermomètre tournait autour de vingt degrés en-dessous de zéro, et des
tempêtes de neige balayaient le nord de l'Europe, jusqu'à Paris ou Berlin.
Les prévisions étaient de plus en plus pessimistes, et Tony Blair en
personne était intervenu à la télé pour expliquer qu'il fallait éviter de
sortir de chez soi. Lara aurait volontiers écouté de tels conseils et aurait
aimé rester au chaud, à l'abri dans son manoir, mais le temps n'était pas au
repos : ils devaient sauver le monde.
- Il faut vraiment se dépêcher, fit Indy en se débarrassant de son manteau
détrempé par la neige. J'ai peur qu'ils ne finissent par clouer les avions
au sol.
- C'est possible, oui, confirma Lara. Du thé pour moi, s'il vous plait,
Winston.
Le majordome acquiesça, jetant un regard sévère aux chaussures boueuses
d'Indy.
- Ca devient trop compliqué pour moi, soupira la jeune femme en se jetant
dans un canapé.
- Seulement en apparence, Lara. La situation est assez claire. Résumons-la :
Loki, Dieu scandinave banni du royaume des siens, se réincarne en Lorsenn et
met tout en oeuvre pour retourner chez lui. L'évasion proche de son fils, le
Loup Fenryr, lui donne un prétexte formidable pour montrer sa bonne foi à
Odin. Il retourne en Asgard, convainc Odin que le royaume est en danger,
nous aide et nous renvoie sur Terre. Sauf que son assistant, humain, rêve de
dominer le monde et veut donc nous empêcher de tisser une nouvelle corde.
- Et il agit à l'insu de Lorsenn, donc.
- Exactement !
- En clair, nous avons une mission, retrouver des artefacts, et un ennemi
reconnu, Tête de Fouine.
Indy sourit.
- Tu vois que c'est simple, finalement !
- C'est vrai.
- D'autant qu'au final, nous devons lutter contre un humain. C'est donc
jouable. Mais il faut faire vite. Trouver ces artefacts.
- Ca devient urgent, en plus !
- Oui. Et nous allons avoir besoin d'aide, Lara... On ne peut pas faire ça
tous les deux.
- Et en l'absence d'Alex, tu veux intégrer Trent.
- Je ne vois pas de meilleures solutions.
- Tu n'as peut-être pas assez cherché...
Indy regarda sa jeune amie, en silence, comme s'il tentait de sonder ses
pensées.
- Quel est ton réel problème avec Kurtis Trent, Lara ? finit-il par
demander.
- C'est un...
- Assassin ? Non, Lara, et tu le sais. Ce n'est pas lui qui a tué Penny. Il
se trouvait à White Chapel pour les mêmes raisons que toi.
- Ben voyons !
- Lara, explique-moi, s'il te plait. Tu sais que tu peux me faire confiance,
non ?
- Evidemment que je le sais ! cria-t-elle, soudain en colère. C'est
justement en ce type que je n'ai pas confiance !
- Lara... Explique-moi, s'il te plait.
Sous le regard insistant et profond de son ami, la jeune femme se mordit la
lèvre inférieure. Des larmes jaillirent de ses yeux, qu'elle essuya d'un
revers de main rageur.
- Lara... explique-moi...
- Il... Il va prendre la place d'Alex. Je peux pas le supporter...
Indy hocha la tête en signe d'assentiment : il s'attendait à cette réponse.
- Tu as tort, Lara, fit-il d'une voix douce. Jamais il ne prendra la place
d'Alex. Ni au niveau de ma confiance, ni au niveau de mes sentiments. Nous
avons besoin de Trent, mais il ne sera jamais Alex, pour moi. Tu comprends ?
- Evidemment que je comprends ! fit Lara, acerbe. C'est bon, appelle-le.
Mais je suis contre !
Indy soupira et décrocha son téléphone.
***
- Thor et Loki nous ont expliqué que les
artefacts étaient trouvables grâce à leurs noms, fit Indy, debout devant son
« assistance », composée de Lara, Bryce et Kurtis Trent. Prenons l'exemple
le plus simple, à mon avis : le Pas Silencieux du Chat. Admettons que « Pas
Silencieux » qualifie l'objet en lui-même et concentrons-nous sur « Chat ».
Qu'évoque-t-il immédiatement ?
- L'Egypte, répondit Lara. Et leur culte mythologique des chats.
- Correct ! Il est raisonnable de penser que le Pas Silencieux du Chat est
un artefact de l'Egypte Ancienne.
- Marrant, ton petit jeu de devinettes ! Continue.
- Bien. Nous avons ensuite la Racine de la Montagne...
Lara réfléchit en silence, mais Trent lui grilla rapidement la politesse.
- L'Himalaya, proposa-t-il. La plus grande chaîne de montagnes du monde. Un
artefact tibétain, par exemple.
- Bien, Kurtis, excellente idée. Les Tendons de l'Ours ?
- Le Canada, proposa Lara, maintenant en compétition avec Trent.
Mais la jeune femme semblait être la seule à se sentir en compétition avec
Trent : lui se contentait d'approuver les propositions de Lara d'un
hochement de tête. Son calme énerva d'autant plus la jeune femme.
- Parfait, continua Indy. La Salive de l'Oiseau, maintenant...
Aucune réponse ne jaillit spontanément. Chacun se plongea dans ses propres
réflexions. Lara cherchait comme une forcenée, s'empêchant de dire n'importe
quoi qui aurait pu la crédibiliser aux yeux de Trent. Qui de toute façon
s'en moquait.
- Peut-être l'Amazonie, proposa finalement Trent. La forêt vierge est un
véritable vivier d'oiseaux exotiques.
- Pourquoi pas, répondit Indy, néanmoins sceptique. C'est à creuser. Bien,
la Barbe de la Femme ?
- La France ! cria Lara, suffisamment fort pour que Winston arrête son
travail et la fusille du regard.
La sévérité du majordome mise à part, c'était l'incrédulité qui prédominait
chez les autres : Trent, Indy et Bryce regardaient maintenant la jeune femme
avec des yeux écarquillés, sans comprendre.
- Euh... Pourquoi la France ? finit par demander Indy.
- Ben quoi ? Les Françaises sont réputées pour être négligées à ce
niveau-là, non ?
Comme personne ne semblait se remettre du commentaire de Lara, elle se tut,
boudeuse.
Deux heures plus tard, Bryce terminait d'installer quatre ordinateurs dans
la bibliothèque du manoir. Indy avait décidé qu'après le « brainstorming »,
il fallait entrer dans une phase factuelle pour retrouver la trace des
artefacts : Internet. Il espérait que le réseau mondial, couplé avec les
ouvrages de Lord Croft, permettrait de trouver les artefacts assez
rapidement. Ils avaient déjà une piste de réflexion concernant quatre objets
sur six. Seuls le Souffle du Poisson et la Barbe de la Femme étaient encore
trop obscurs pour leur permettre d'avancer. Lara, Bryce, Kurtis et lui se
mirent donc chacun à un ordinateur, à la recherche de faits réels. Pendant
plus de six heures, ils ne se parlèrent pas : l'un tapait sur son clavier,
un autre se levait pour prendre un livre, un autre prenait des notes. La
journée toucha enfin à son terme, mais le travail minutieux continuait, sans
faiblir. Petit à petit, comme la nuit avançait, les recherches stoppèrent.
D'abord Bryce, épuisé, alla se coucher. Puis Lara, fatiguée et écoeurée par
ce travail fastidieux, partit à son tour. Indy envoya Kurtis se reposer à
son tour, tant et si bien qu'à partir de minuit, seul Indy travaillait
encore.
Indy s'installa devant la fenêtre de la bibliothèque pour admirer le lever
du soleil. Le ciel était bleu, comme un mois de juillet normal. La campagne
anglaise qui s'étendait à perte de vue autour du manoir était couverte de
neige, seul indice du danger que courrait la planète. Indy soupira, se
demandant combien de levers de soleil il pourrait encore contempler. Parfois
l'immortalité le pesait. Surtout depuis la mort de son père. Pour compliquer
le tout, il s'attachait encore et toujours à des gens, qu'il voyait vieillir
et mourir. Demi-Lune. Ce gamin de Shanghai, qui l'avait tant aidé pour se
défaire des Thugs, dans le nord de l'Inde. Devenu un homme. Puis un
vieillard. Avant de s'éteindre, sans qu'Indy n'ait vieilli d'une seule
année. Et maintenant, il reproduisait le schéma avec Lara. Il allait la
regarder vieillir. Avoir des enfants. Des petits-enfants. Puis mourir, son
devoir sur Terre largement accompli. Et lui resterait, encore et toujours.
Avec sa peine et ses souvenirs. Le Graal était finalement une malédiction.
Alors comme son père avant lui, il venait de prendre sa décision : trouver
le moyen de mettre un terme à tout ça. Et Fenryr était un bon moyen. Voire
Lorsenn lui-même. Indy savait maintenant qu'il ne survivrait pas à cette
aventure. Il ne devait pas. Winston le tira de sa rêverie en entrant dans la
bibliothèque.
- Vous ne dormez jamais, Winston ? demanda-t-il, surpris de voir le vieux
majordome toujours habillé et impeccable, quelque soit l'heure de la
journée.
- Autant que vous venez de le faire, docteur Jones, répliqua-t-il.
Indy afficha un pâle sourire, dû en grande partie à sa fatigue.
- Les temps sont troublés, Winston. Je me dois de tout donner pour résoudre
le problème. Quitte à me priver de sommeil.
- Les temps sont tout aussi troublés à mon faible niveau, docteur Jones. Et
je dois aider Lara à résoudre le problème. Quitte à me priver moi aussi de
sommeil. Vous désirez quelque chose ? Thé ou café ?
- Café, merci. Vous êtes un homme admirable, Winston. Réellement.
- Je ne fais que mon travail, docteur Jones.
- Bien plus, Winston. Bien plus. Il faudrait être aveugle pour ne pas se
rendre compte de qui vous êtes pour Lara. Et qui elle est pour vous.
- Patronne et employé, simplement.
- Oh non. Ne jouez pas ce couplet avec moi, Winston. Lara vous aime comme
son père. Voire plus.
Le majordome haussa les épaules, sans se départir de son flegme.
- Vous surestimez mon influence, docteur Jones.
- Vraiment ? ironisa Indy.
- Et je vous prierais de ne plus aborder ce genre de sujet.
Indy reprit un air grave.
- Les non-dits ne sont jamais une bonne chose, vous savez, Winston. Vos
positions sociales ne doivent pas être une barrière pour des sentiments
aussi forts.
Winston le regarda droit dans les yeux, fixement, comme s'il s'apprêtait à
dire quelque chose. Il sembla hésiter un court instant, avant de reprendre.
- Du sucre avec votre café, docteur Jones ?
Indy soupira, ne préférant pas insister.
- Deux, merci.
Le majordome s'inclina et sortit. Indy retourna à son ordinateur et reprit
son travail.
***
Deux heures plus tard, Indy fut rejoint par
Bryce, Lara et Kurtis, ainsi que par un solide petit déjeuner servi par
Winston.
- T'as pas dormi ? demanda Lara.
- Non. Mais j'ai bien avancé, en me basant sur vos propres recherches. Grâce
à vos notes à tous, j'ai pu obtenir tout ce dont on va avoir besoin pour
récupérer les artefacts. Au moins les quatre plus faciles.
- Vas-y, on t'écoute.
- Ok... Alors le Pas Silencieux du Chat est un petit médaillon, issu, comme tu
l'avais deviné, de l'Egypte Antique. Une infime partie du trésor funéraire
d'un obscur pharaon. Le médaillon représente un chat, bien évidemment. Il a
été trouvé, ainsi que le tombeau, par l'armée napoléonienne. Longtemps
conservé à Paris, il a été offert il y a près d'un demi-siècle au Museum.
- Lequel ?
- Hein ? Oh, pardon, un réflexe. Le Brooklyn Museum, New York. Voilà.
Identification et localisation claire et précise. Ensuite... La Salive de
l'Oiseau. C'est un petit filet d'eau, à peine une source, qu'on trouve au
fin fond de la forêt vierge, comme l'avait dit Kurtis. La trouver devrait
être pénible, mais normalement, il ne devrait pas y avoir de surprise. La
Racine de la Montagne est un bol tibétain, à caractère religieux. Pas de
mystère non plus : pour l'avoir, il faut aller dans un monastère au Népal.
Et enfin, retour aux Etats-Unis pour le Tendon de l'ours. Il s'agit ici
d'une légendaire pépite d'or, dont le poids serait, selon le folklore local,
de plus de trente kilos. C'est sûrement exagéré, mais notre problème est
ailleurs. Des milliers de chercheurs d'or ont passé leur vie à la chercher,
en vain. Espérons que Lorsenn, de là-haut, nous donnera un petit coup de
pouce. Voilà, donc. Nous avons au moins quatre de nos objectifs. A nous de
nous les répartir, afin d'optimiser nos recherches.
- Je pars pour l'Amazonie, fit Kurtis. J'ai quelques contacts, là-bas.
- Parfait, Lara ?
- New York. Pour les mêmes raisons.
- Très bien. Ce sera donc le Tibet pour moi. Le reste, on verra après.
Attrapons déjà ces trois artefacts.
Chacun se sépara alors afin de préparer ses affaires. Lara fonça dans sa
chambre, Kurtis partit immédiatement et Bryce retourna devant la télé. Indy
rangea ses affaires, tandis que Winston débarrassait le bureau.
- Si je peux me permettre, docteur Jones, vous avez fait une erreur... fit
soudain le majordome.
- Comment ça ?
- De laisser Lara aller seule à New York.
- Quoi ? Mais pourquoi ?
- Je sais qui est le contact dont elle a parlé.
- Et alors ?
- Alors il faudra surveiller les journaux new-yorkais. Rubrique catastrophe.
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