Chapitre 21
Lara se leva et s'habilla sans un mot. Elle
descendit ensuite les escaliers, le visage inexpressif. Elle semblait ne
s'intéresser à rien, être blasée de tout. Elle atteignit le hall d'entrée et
regarda, presque sans les voir, Kurtis et Indy, allongés chacun sur un
canapé, cuvant les quatre bouteilles de whisky vides posées non loin d'eux.
Ils dormaient profondément. Peut-être le puissant somnifère qu'elle avait
ajouté à l'une des bouteilles pendant qu'ils discutaient avec la police y
était pour quelque chose. Elle n'avait aucun remord : elle devait avoir les
coudées franches pour ce qu'elle avait à faire, et elle n'aurait pas
supporté qu'Indy tente de la dissuader. Elle prit une veste.
- Tu prends des risques, Lara, fit Kurtis quand elle ouvrit la porte.
Elle se retourna pour le regarder, sans trahir la moindre émotion.
- Pas mal, le coup du whisky drogué. Mais ta drogue n'a pas d'effets sur
moi.
Lara resta silencieuse, à le dévisager sans expression.
- Va faire ce que tu as à faire. Ce n'est pas moi qui t'en empêcherait. Mais
réfléchis aux conséquences.
Toujours muette, Lara finit par se détourner et sortit du manoir. Elle
enfourcha sa moto et démarra en trombe, les larmes aux yeux.
***
Après quelques coups de fil passés à des connaissances, Lara roula jusqu'au
port industriel de Londres, sur les bords de la Tamise, à l'extérieur de la
ville. Selon ses indics, Lorsenn y avait un entrepôt d'où il pouvait gérer
ses affaires plus aisément que dans la tour de la City. Lara avait fait le
pari que Tête de Fouine s'y était retranché afin de préparer ses méfaits. Et
puis son coeur, si douloureusement brisé, la guidait irrémédiablement vers ce
monstre, instinctivement. Car il avait tué Bryce. Et torturé Winston. Elle
descendit de moto et ouvrit le sac qui contenait l'arsenal dont elle avait
besoin : deux uzis, deux magnums et un fusil à pompe. Et suffisamment de
balles pour atteindre Tête de Fouine, coûte que coûte. Elle s'équipa et
s'approcha à pieds de la porte de l'entrepôt. Elle entra. Plusieurs hommes
de main, dont elle en reconnut une partie, se tournèrent alors vers elle.
D'abord tranquilles, ils sortirent tous leurs armes quand ils virent
l'arsenal que transportait Lara, mais se contentèrent de la regarder d'un
air narquois, tout en restant vigilants. La jeune femme s'approcha
lentement.
- Je n'ai rien contre vous, fit-elle, d'une voix sans émotion. Partez
maintenant, et je ne vous ferais pas de mal.
Tous les hommes ricanèrent. L'un d'eux, visiblement le « chef », s'avança
légèrement, arme à la main. Il détailla Lara de la tête aux pieds, d'un air
gourmand.
- Pose tes joujoux par terre, petite pute, et viens t'amuser avec nous,
fit-il, provoquant l'hilarité de ses compagnons.
Lara ne bougea pas d'un centimètre.
- Dernier avertissement, dit-elle.
L'homme soupira et, levant soudain son arme, tira. La jeune femme eut un
réflexe salvateur : la balle se contenta de lui effleurer le bras gauche,
déchirant sa chair dans une douleur atroce. Mais Lara n'en avait cure : elle
venait d'atteindre ce qu'elle désirait. Un nouvel état d'esprit. La douleur
physique, conjuguée à son immense désespoir moral, venait de faire tomber
ses dernières réticences, ses dernières inhibitions sociales, ses dernières
barrières psychologiques érigées par son éducation stricte. Maintenant
totalement libérée, elle se laissa envahir par son chagrin, par sa haine et
par sa rage. Implacable, elle n'avait plus qu'un seul but : tuer.
***
Les hommes levèrent tous leurs armes, mais Lara plongea cette fois derrière
une pile de caisses, évitant la salve mortelle de justesse. Assise derrière
son abri de fortune, elle resta immobile, attendant la fin du déluge de
plomb. L'entrepôt, pourtant climatisé, se remplit rapidement de fumée et
d'odeur de poudre. La salve se termina enfin.
- T'es toujours vivante, salope ? entendit-elle.
Lara resta concentrée, ignorant la remarque. Elle capta alors un bruit de
roulement caractéristique : ils venaient de lancer une grenade vers elle, en
la faisant rouler par terre. Sans hésiter, elle se dégagea légèrement de sa
cachette et tira sur la grenade, la faisant exploser à mi-parcours. Elle fut
littéralement soufflée par l'explosion, mais c'était aussi le cas des hommes
de mains. Tout le bâtiment trembla, et beaucoup de caisses tombèrent ça et
là, éparpillant leur contenu et leurs débris à même le sol. Une fois le
calme revenu, l'entrepôt était devenu un vrai champ de bataille. Toujours
cachée, Lara tendit l'oreille : elle entendit des cris et des ordres,
preuves qu'ils la prenaient maintenant au sérieux. Ce qui lui sembla parfait
: la guerre pouvait commencer. Levant la tête, elle détailla la pile de
caisses. Celles-ci n'avaient plus un alignement parfait et offraient
maintenant un décalage en forme d'escaliers. L'ensemble était instable, mais
Lara estima que l'équilibre tiendrait suffisamment pour supporter une bonne
cinquantaine de kilos. Elle se leva et recula, afin de prendre de l'élan.
Armes aux poings, elle escalada le monticule en courant, qui s'écroula une
milli-seconde après l'envol de la jeune femme. Alertés par le bruit, les
sbires présents derrière la pile se retournèrent, prêts à faire feu. Mais
aucun ne pensa à regarder en l'air. Lara écrasa ses deux pieds sur le visage
de l'homme le plus proche et, l'entraînant avec lui, écrasa sa tête contre
le sol, dans un bruit sourd et écoeurant des os qui se brisent. Sans perdre
un instant, toujours silencieuse, Lara abattit les deux autres sbires
présents, avant qu'ils ne puissent réagir. Toujours debout sur le visage du
premier sbire, la jeune femme fit plusieurs roulades, évitant les salves
mortelles tirées par d'autres venus à la rescousse. Maintenant à l'abri de
nouvelles caisses, elle courut afin de les contourner, espérant prendre
quelques sbires à revers. Elle en repéra rapidement un, relativement isolé
des autres. Il portait une mitraillette en bandoulière mais surtout, lui
tournait le dos. Lara se jeta sur lui. Comme son prédécesseur, il se
retourna pour riposter et comme son prédécesseur, il le fit une seconde trop
tard : Lara lui porta une manchette terrible en pleine gorge. Après un
gargouillis inquiétant, l'homme s'effondra. La jeune femme le rattrapa et le
maintint devant elle, comme un bouclier humain. Pas longtemps : sans montrer
la moindre hésitation, les autres sbires présents, alertés par le bruit,
ouvrirent le feu. L'homme qu'elle tenait pour se protéger effaça toutes les
balles. Elle fut violemment secouée par les impacts, mais tint bon jusqu'au
moment où deux projectiles pénétrèrent dans son bras droit, avec lequel elle
tenait son bouclier humain. Vrillée par la douleur, emportée par le poids de
l'homme maintenant mort, elle chuta lourdement en arrière, sans avoir le
temps de se séparer du cadavre. Luttant contre l'évanouissement, tentant
d'oublier son bras déchiqueté et, dans une moindre mesure, ses ecchymoses,
elle réussit à s'extirper de sa prison de chair juste à temps pour éviter
une salve mortelle. Roulant sur elle-même, elle se redressa, la mitraillette
de sa victime à la main, et arrosa copieusement à l'aveuglette, face à elle,
avant de continuer sa roulade jusqu'à la relative sécurité d'une caisse à
moitié éventrée. Assise par terre - bien que « vautrée » eut été un terme
plus exact, compte tenu de son état général - contre la caisse, Lara reprit
son souffle. Elle n'avait plus de force, et un halo flou voilait ses yeux,
l'empêchant de voir précisément quoi que ce soit. Son bras la faisait
souffrit atrocement. Elle posa sa main dessus et la ramena poisseuse de
sang. La jeune femme soupira : il lui fallait finir rapidement ce qu'elle
avait entreprit. Il était hors de question de mourir avant Tête de Fouine.
Elle se mit à écouter, tentant de déceler le moindre mouvement. Une fois la
certitude qu'elle avait éliminé tous les hommes de mains, elle se redressa
en gémissant. Dégainant son magnum, elle s'avança vers le fond de l'entrepôt
en traînant des pieds.
***
Lara était enfin arrivée au bout de l'entrepôt, et se trouvait maintenant
face à la porte d'un bureau. Bien qu'encore debout, elle chancelait
grandement, son esprit embrumé par la douleur menaçant de céder. Rassemblant
ses toutes dernières forces, elle ouvrit la porte et entra. Face à elle,
assis au bureau, se trouvait Tête de Fouine, qui leva gentiment les mains en
signe de soumission. Mais ce geste était ironique. Cynique. Lara en eut la
nausée. Elle s'avança lentement.
- Miss Croft, quel plaisir de vous voir, fit-il, appuyant un ton ironique.
Vous semblez avoir fait pas mal de dégâts, mais visiblement pas sans avoir
payé de votre personne.
Lara ne l'écoutait même pas : elle leva le magnum qu'elle tenait et le
pointa sur la tête de son pire ennemi. De ce monstre de cruauté.
- On se calme, Croft, on se calme, fit-il en secouant le téléphone portable
qu'il tenait à la main. Vous ne pouvez pas me tuer, je vous rappelle. Vous
avez besoin de moi.
La jeune femme posa son doigt sur la gâchette. Tête de Fouine appuya sur un
bouton du téléphone. Une voix familière retentit aussitôt.
- Lara, ne le tue pas ! s'époumonait Indy au téléphone.
Reprends-toi, ma puce, je sais que c'est dur, je sais que tu as mal, je sais
que tu veux te venger, mais ressaisis-toi. On a besoin de lui pour sauver la
Terre. Lara, on parle de milliards d'êtres humains !
Lara écoutait les paroles de son ami, mais sans réellement les entendre. Son
cerveau embrumé, au bord de l'inconscience, se focalisait uniquement sur sa
cible. Rassemblant ses dernières forces et ce qui lui restait de volonté,
elle fit feu.
- Allo ? Allo ? hurla Indy au téléphone. J'ai entendu un coup de
feu ! Allo ?
Tête de Fouine rapprocha le téléphone de son oreille.
- Tout va bien, docteur Jones, fit-il. Je suis bien vivant. Votre jeune amie
a eu la sagesse de tirer à côté. Elle a ainsi pu libérer toute sa
frustration. On se re-contacte.
Il raccrocha et reporta enfin son regard sur Lara. Le bras qui tenait l'arme
encore fumante pointée sur lui tremblait énormément. La jeune femme finit
par lâcher. Tête de Fouine lui offrit un petit sourire triomphal. Mais,
chose surprenante, Lara lui rendit son sourire.
- Ma frustration... ricana-t-elle d'une voix à peine audible. Je t'ai juste
raté, connard...
Ses yeux se révulsèrent et elle glissa au sol.
***
Tête de Fouine soupira, puis se leva de son fauteuil. Il réajusta son
costume et fit le tour du bureau, pour rejoindre la jeune femme.
- Déjà morte, Miss Croft ? ricana-t-il à haute voix.
Il s'accroupit à côté d'elle et posa deux doigts sur son cou. Elle était
toujours vivante. Il l'examina alors plus avant : elle avait une cheville
foulée, peut-être cassée, des dizaines d'ecchymoses plus ou moins vilaines,
et surtout un bras gauche grandement abîmé car traversé par plusieurs balles
de gros calibres. La jeune femme avait perdu beaucoup de sang, et il ne lui
restait plus longtemps à vivre. Tête de Fouine ramassa le magnum et se
redressa. Il pointa l'arme sur la jeune femme.
- Franchement, je n'ai besoin que de Jones. Toi, tu ne sers à rien. Je vais
donc abréger tes souffrances.
Le coup de feu résonna lugubrement dans le bureau. Tête de Fouine fronça les
sourcils et regarda le moignon ensanglanté au bout de son bras. Sa main,
ainsi que l'arme qu'elle tenait, avait été pulvérisée par un coup de feu. Il
se tourna alors vers un homme, debout dans un coin du bureau, qui tenait au
niveau de ses hanches un fusil à pompe. Totalement sous le choc, Tête de
Fouine finit par être rattrapé par la réalité : l'influx nerveux envoya
enfin l'information au cerveau. Il tomba à la renverse et, assis par terre,
hurla de terreur et de douleur. Il fourra son moignon sous son autre bras
afin de juguler l'hémorragie, et se retrouva aussitôt pris d'un violent
accès de fièvre. Il tremblait de tous ses membres, prenant petit à petit
conscience de la situation. Et donc de la perte définitive de sa main
droite. Malgré la douleur et l'envie de s'évanouir pour y échapper, Tête de
Fouine résista et se concentra sur l'inconnu. Celui-ci le regardait avec une
dureté incroyable dans les yeux. Sans trahir la moindre émotion, il arma le
fusil d'un grand coup de poignet : la première douille tomba au sol en
tintant. Il s'approcha alors lentement.
- Mais putain, qui êtes-vous ? hurla Tête de Fouine.
L'homme ne répondit pas.
- Vous ne pouvez pas me tuer ! Je suis important, elle vous le dirait. Non,
Jones vous le dirait !
L'inconnu continuait à avancer.
- Cent mille dollars pour vous si vous me laissez en vie ! hurla Tête de
Fouine. Deux cent ! Un demi million !
- Levez-vous ! ordonna l'homme.
Le ton employé ne souffrant d'aucune contestation, Tête de Fouine s'exécuta.
- Vous allez sortir du bureau, puis de l'entrepôt, fit l'homme. Sans vous
retourner. Votre argent vous permettra de vous trouver une bonne clinique et
un bon chirurgien discret. Du genre à ne pas poser de questions... Car vous
seriez embarrassé pour expliquer ce carnage, si par hasard vous auriez envie
de raconter des choses.
- J'ai la mémoire des visages, et je n'oublierais pas le votre...
- Peu importe. Je n'ai pas peur de vous. Je sais que vous êtes important
pour le docteur Jones, et c'est une des deux seules raisons qui me poussent
à vous laisser en vie.
- Deux raisons ? Et quelle serait la deuxième ?
L'inconnu désigna du menton la jeune femme mourante à ses pieds.
- Je n'aurais pas la méchanceté de la priver de sa vengeance. Car elle va
vivre. Simplement pour avoir la force de vous tuer. Et elle vous tuera. Dans
un mois, dans un an, dans dix ans, peu importe. Mais elle vous tuera.
Tête de Fouine renifla de mépris.
- Maintenant, dehors. Et ne vous retournez pas.
L'homme d'affaires mutilé tourna les talons et s'enfuit en courant. Une fois
certain qu'il était définitivement parti, l'homme changea d'attitude. Son
expression froide et dure laissa la place à un regard doux et triste. Il
posa son fusil et s'accroupit auprès de la jeune femme agonisante.
Délicatement, il la prit dans ses bras. Le mouvement la tira légèrement de
son inconscience.
- Indy ? gémit-elle.
- Non. Pas Indy.
Lara ouvrit les yeux et regarda l'homme. Elle laissa passer un moment de
surprise avant de parler de nouveau.
- Que faites-vous ici ?
- Oublie le vouvoiement, Lara. Je suis revenu. Pour de bon. Et plus jamais
je ne te laisserais seule. Plus jamais...
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