Tome 1 : Fiat Lux
Chapitre 2 : Le long sommeil
Cette ville est située sur
les bords de l'Euphrate,
Cette ville est si ancienne que les dieux la fréquentaient,
Et les dieux prirent la décision de lancer le Déluge.
Tablette cunéiforme dite « Tablette du Déluge » ANE K3375,
7e siècle bC, Ninive
Les pluies tombaient sans discontinuer
depuis une demi-lune déjà. Lilith était inquiète. Marcher de nuit, suivre le
lit du fleuve, remonter à sa source, traverser les marais en se nourrissant
de fruits et de rongeurs avait été facile, quand leur seule motivation était
de mettre le plus de distance entre la Ville et elles. Mais les femmes
erraient désormais dans une forêt dont les fruits des arbres et les racines
ne suffisaient plus à combler leur faim. Leurs ventres s'arrondissaient de
jour en jour. Elle ferma les yeux. Ses cheveux n'avaient plus été démêlés
depuis leur départ et ils ressemblaient à de la corde, enduits de boue et de
feuilles. Sa robe autrefois blanche avait pris la couleur de la terre. Elle
se sentait comme la Terre nourricière en posant la main sur son ventre. Elle
pouvait l'entendre lui parler. Il lui disait que tout irait bien. Qu'il la
protégerait. Elle le berçait en chantant. Il n'était pas humain, elle le
savait : son enfant était d'essence divine. Le vent chargé de pluie
apportait des embruns salés : une grande étendue d'eau se trouvait non loin.
La nuit prochaine, elles l'atteindraient et quitteraient le monde des
hommes. Mais en attendant, la nuit se terminait, et il leur fallait se
mettre à l'abri. Lilith quitta le gros rocher plat sur lequel elle était
assise quand un hurlement strident déchira le calme de la forêt. Un bruit
sourd cogna contre un tronc tout proche. La flèche vibrait encore quand elle
se mit à courir. Des cris perçants envahirent l'espace, des pas rapides
martelaient le sol, les branches des arbres giflaient l'air. Dans la
pénombre de l'aube, les fuyardes n'arrivaient à distinguer ceux qui les
encerclaient. Un pas sourd s'approcha rapidement et une ombre gigantesque
attrapa l'une d'entre elle par les cheveux, l'emportant à sa suite. Tandis
que les hurlements de leur compagne s'éloignaient, les quatre femmes se
séparèrent. Lilith courut aussi vite que ses jambes le lui permettaient,
mais elle n'était plus aussi agile. Son corps s'était alourdi, et elle
entendit les pas la rattraper. Elle se retourna pour voir un cavalier sur un
cheval énorme brandir une lance vers sa poitrine.
Tout se passa très vite. Elle sentit une chaleur intense envahir ses
membres, et sans même penser, elle tendit le bras vers le cavalier. Une
lueur aveuglante se répandit soudain autour d'elle. Quand elle rouvrit les
yeux, le cavalier se trouvait au sol, sa monture gisant plusieurs mètres
plus loin. Il s'agissait d'une femme vêtue d'une armure et elle se tordait
de douleur. Une à une, d'autres guerrières apparurent entre les arbres.
Toutes avaient vu la lueur étrange, et le calme était presque assourdissant.
Elle se retirèrent en emportant la blessée, sans un regard en arrière.
Tremblantes, affaiblies, au coeur d'un mystère qu'elles ne comprenaient pas,
les cinq mères porteuses reprirent leur route...
Jamais aucun royaume ne trouva trace de
leur présence. On raconta qu'elles étaient devenues des magiciennes,
qu'elles avaient appris ces choses de la bouche même des envoyés des dieux,
et qu'elles possédaient le pouvoir de disparaître aux yeux des simples
hommes. La crainte remplaça bientôt la colère. Alors que venait l'hiver, il
se disait dans l'Entre-Deux-Fleuves qu'elles s'en étaient allées vers le
Nord. D'autres cataclysmes succédèrent à celui qui avait détruit Babel. Et
les années passèrent.
***
L'une des créatures passa le doigt sur son
semblable. Il était déjà froid. Inexorable, le sommeil prenait possession
d'eux et les lueurs vertes s'éteignaient peu à peu. Depuis plusieurs
générations, ils s'étaient établis ici, au creux de la terre. Dans cette
cité souterraine, ils avaient creusé et travaillé la roche. Des centaines de
kilomètres de couloirs couraient désormais sous la surface, entourant le
temple des cinq Reines. Leurs mères à tous. La créature sentait le poids du
sommeil peser sur son corps fin. Hier, le Prince, le premier-né d'entre eux,
était entré dans les Ténèbres. Vêtu de ses plus beaux atours et de son
armure, il avait été enseveli au sein d'un sarcophage ouvragé, décoré de
motifs semblables à ceux qu'ils avaient à même la peau. Ces marques leur
permettaient de se reconnaître entre eux. Il leur suffisait de les
effleurer, ou même de se parler, pour que ces marques témoignent de leur
appartenance à la race. Il n'avait plus la force de parler, mais il tendit
le doigt et effleura son voisin. Sixième génération, soixante-deuxième
naissance. Chaque individu était décodé. Il savait que ses marques à lui
disaient sixième génération, première naissance. Sa génération avait été
élevée au sixième rempart de la ville. C'était la place qu'on leur avait
assignée pour le long sommeil. Tout en haut, près du plafond, venait la
dixième génération. La dernière. Ils avaient été les plus prompts à
s'endormir. Son voisin s'agita dans son sommeil, mais il ne le réveilla pas.
Réveiller l'un d'entre eux avant l'heure reviendrait à le tuer. Il se força
à parler, en lui envoyant une pensée positive, et l'autre s'apaisa. Si la
créature avait pu sourire, il l'aurait fait. Il se sentait si lourd. Sa
génération s'était endormie. Plus aucune lueur verte n'animait le sixième
rempart. L'une des dernières lueurs provenait du temple des Reines. Il
savait qu'il s'agissait de l'Orbe, dont les rayons diminuaient peu à peu.
L'Orbe provenait d'une époque que sa génération n'avait pas connue, une
époque où leurs Pères étaient toujours parmi eux. Quand ils avaient été
bannis de leur Royaume céleste, les patriarches avaient tous perdu la pierre
qui ceignait leur front. L'Orbe était l'une d'entre elles. Il était le cœur
de la cité.
Guidées par la force de l'Orbe, les Mères étaient arrivées ici. Mettant en
pratique ce que les Pères leur avaient enseignés, elles s'étaient cachés des
hommes. Elles croyaient avoir trouvé refuge dans les forêts du Nord, au bord
d'une mer. Mais leur répit avait été de courte durée et, peu après la
naissance de la première génération, une peuplade de féroces guerrières
avaient décimé les Premiers Nés. Tous sauf un. Ainsi les cinq mères, sales
et harassées, s'enfuirent en protégeant le seul survivant d'une nouvelle
lignée. Elles croisèrent d'étranges rochers creux, menant dans les
entrailles même de la terre nourricière, et elles y entrèrent et y vécurent.
Le Prince, lorsqu'il fut en âge, s'unit aux Mères pour enfanter la seconde
génération.
Leur race s'accrut au fil du temps, et les
fils de ceux qui étaient tombés du Ciel agrandirent la ville. Leur peau
diaphane était devenue plus claire, leurs marques s'étaient renforcées. Ils
communiquaient sans parler. Les Reines appelaient ça « le Chant ». Mais ils
ne chantaient pas vraiment. Il s'agissait plutôt d'un dessin : quand ils
chantaient, l'écho qui leur revenait formait une image. Ils savaient à quel
frère ils avaient à faire.
Après avoir enfanté dix générations, les Mères étaient mortes. Elles avaient
pris soin de leur transmettre leur sagesse, avant de mourir. Ils devraient
se méfier des humains. Ils devraient dormir longtemps. Ce serait la tâche du
Prince de les réveiller tous. Et ce jour-là, ils marcheraient sur la Terre.
A suivre...
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