Chapitre 7
L'assaut de la bête avait été fulgurant et
dirigé vers sa victime avec une précision redoutable. Une traction vive sur
la cheville droite de Lara lui avait fait perdre l'équilibre, ainsi que la
machette qu'elle avait empruntée à Kurtis. Elle était parvenue cependant à
agripper fermement un des arceaux de racines aériennes au moyen d'un bras,
et avait lutté de toutes ses forces afin de récupérer l'arme dont la lame
avait été se ficher dans l'écorce épaisse à quelques pouces au-dessus de sa
tête. A l'instant où ses doigts avaient pu en saisir le manche, un deuxième
étau s'était également refermé sur son cou. Dans le prolongement du
tentacule, une bouche circulaire hérissée de trois rangées de dents acérées
ondulait devant les yeux de la jeune femme. Le visage cramoisi, au bord de
la suffocation, elle avait fendu l'air de la lame dans un suprême effort et
tranché la gueule visqueuse qui s'apprêtait à la happer. Le membre blessé
était devenu aussitôt inerte, et l'anneau autour de la jambe s'était faite
lâche avant de rejoindre sous les flots la tête qui venait de sombrer.
A nouveau plantée solidement sur son perchoir, Lara s'était maintenue prête
à parer, au besoin, une seconde attaque. Tout en reprenant son souffle, elle
avait scruté la surface de l'eau jusqu'à ce que les remous qui l'animaient
s'étaient amenuisés progressivement jusqu'à extinction. La bête semblait
avoir eu son compte. Une fois le danger visiblement écarté, elle avait jeté
un oeil en direction du rivage où son compagnon était sensé se tenir prêt à
intervenir. Elle fulminait. Kurtis semblait s'être volatilisé. « Mais où
était-il passé ? ».
Lara s'était remise en marche vers la terre ferme, lorsqu'à mi-chemin, l'eau
du lac avait soudain recommencé à frémir.
Quatre tentacules avaient surgi brusquement des flots, emprisonnant dans la
seconde qui suivit bras et jambes de l'aventurière, la rendant cette fois
totalement à la merci de son agresseur. Le lacis de flagelles gigantesques
au sein duquel elle se débattait désespérément l'avait soulevée dans les
airs, l'arrachant définitivement à son support, tandis qu'un bulbe flasque
rosâtre de plus de douze pieds de large venait d'émerger du bouillon écumeux
né au-dessus de la tache sombre qu'elle avait repérée deux jours plus tôt.
L'organe présentait une multitude d'appendices oculaires qui semblaient
loucher sur la captive. Tout d'abord immobilisés face à cette dernière, ils
avaient subitement été animés de violents tortillements.
Grimé de la tête aux pieds et tapi dans
l'ombre de la végétation, Kurtis s'était fondu parmi le décor lacustre
attendant patiemment que la bête se manifestât. Lors de la première
apparition, il avait été sur le point de se décider à venir à la rescousse
de sa compagne, lorsqu'au dernier moment, il avait pris le risque de
s'abstenir voyant qu'elle paraissait à même de pouvoir se tirer d'affaire
seule. Il s'en était même félicité dans les minutes qui suivirent et qui lui
avaient offert une bien meilleure opportunité, car toujours à son poste, il
avait pu ainsi voir ressurgir la créature sans méfiance et profiter de son
accès de curiosité momentané pour cribler de flèches ce qui se révéla être
son point vulnérable. Cependant, Kurtis pestait. Le carquois vide, la bête
n'avait toujours pas succombé et avait entamé sa retraite, emportant la
jeune femme dans son immersion. Il ne lui restait plus qu'une solution. Sans
perdre une seconde, avec tout le sang froid dont il disposait, il avait armé
son arbalète avec le harpon auquel il avait relié le filin de son grappin et
avait visé une ultime fois la membrane rose et molle avant qu'elle ne
disparût entièrement sous la surface. Puis se saisissant de l'autre
extrémité de la corde, il avait couru le plus rapidement qu'il avait pu vers
les arceaux de bois en bordure du lac afin d'y fixer le grappin. Il les
avait presque atteints lorsque la trop forte pression exercée sur le filin
par la bête fugitive l'avait empêché de conclure l'opération.
Kurtis avait plongé. La descente au coeur du tourbillon vaseux créé sur le
passage de la créature agonisante avait été extrêmement rapide. La corde
enroulée à son poignet l'avait tracté jusque dans les fonds troubles du lac
où elle était venue mourir. Il avait cherché brièvement le corps de Lara
dans les alentours sans succès, puis avait entrepris de retourner vers la
surface car l'air venait à lui manquer, quand soudain, il avait senti
quelque chose frôler son dos. Tâtonnant fébrilement d'une main la gaine de
son couteau, il s'était retourné vers son assaillant afin d'engager la
lutte, mais il avait aussitôt suspendu son geste après avoir reconnu sa
compagne. Elle lui indiquait la direction vers une lumière bleutée et lui
faisait signe de la suivre.
La lumière provenait d'un portail de pierre démesuré et surmonté d'un
fronton à archivoltes ornementées de gravures anciennes qu'il avait
reconnues sur le champ. Il commençait à suffoquer cependant et il avait
voulu avertir la jeune femme qu'il comptait remonter, mais elle l'avait
retenu par le bras et l'avait invité avec insistance à poursuivre au-delà de
l'arche. Elle l'y avait précédé afin de lui montrer quelque chose. Sitôt
convaincu, il l'avait imitée.
A peine avait-il franchi l'arche, qu'il
avait pu constater aussitôt par lui-même que celle-ci semblait faire office
d'écran à l'élément aqueux vers une zone où régnait de l'air similaire à la
surface, à la différence près que cet air-ci était d'une froideur
extrêmement agressive, lui blessant ses poumons qui la réclamaient cependant
ardemment. Kurtis tenta d'éprouver la texture de l'interface qu'ils venaient
de franchir, mais le passage se révéla être à sens unique. Il ne leur était
plus possible de faire marche arrière.
Les murs de la salle, pareille à un vaste
hall circulaire, étaient entièrement recouverts d'une glace épaisse et
translucide, et les colonnes qui semblaient soutenir une toiture céleste et
invisible étaient richement sculptées dans la glace également, figurant
trois guerriers titanesques armés d'épées monumentales. Ces êtres, revêtus
d'armures sublimes, avaient des allures anthropomorphes, si l'on prenait
néanmoins la peine de négliger leurs quatre pairs de bras puissants et leurs
visages dissimulés derrière de heaumes magnifiques. Une aura bleutée
baignait la pièce conférant au lieu l'aspect d'un sanctuaire paisible et
peut-être jusque là, inviolé. Une porte scellait l'enceinte et présentait
deux couloirs de part et d'autre. Le premier émettait une lueur violette,
tandis que le deuxième des lueurs rougeoyantes. Ce dernier d'où irradiait
une chaleur doucereuse leur avait paru plus avenant et ils s'y étaient
engagés.
Le couloir menait vers une immense grotte qui à la plus grande surprise du
couple semblait avoir été le lieu de résidence d'une ancienne peuplade
primitive dont les demeures avaient été bâties à même les flancs d'une roche
poreuse. Des échelles de bois y étaient encore ancrées, mais les lieux
étaient déserts. Au loin, se profilait néanmoins un autre vaste couloir,
mais celui-ci était hors de toute portée car accessible uniquement par un
pont détruit qui avait dû autrefois enjamber une ancienne rivière
souterraine qui semblait avoir fait place depuis plusieurs décennies à une
rivière de lave.
Kurtis était parti explorer les habitations
une à une afin de tenter d'y dénicher un quelconque indice pour la poursuite
de leur périple ou à défaut, du matériau pour se reconstituer une réserve de
flèches artisanales qui lui faisaient cruellement défaut au vu de son
arsenal plus que réduit.
Quant à Lara, elle s'en était allée inspecter l'autre couloir où la même
atmosphère glacée du hall d'entrée l'avait poursuivie jusqu'à son terme.
La lumière violette provenait d'une colonie
de champignons phosphorescents recouvrant presque l'entièreté des parois de
la grotte. Cette dernière avait vraisemblablement servi de lieu de culte à
l'ancienne peuplade qui avait jadis habité les lieux voisins. Sur un large
plateau circulaire trônait ce qui avait dû servir autrefois à un autel
sacrificatoire. Des petits tas d'ossements épars gisaient ça et là aux
alentours et quatre crânes indubitablement humains en émergeaient indiquant
clairement la funeste fonction du monument. Tout autour de la plateforme
rayonnaient de petits monticules de pierres couronnés d'urnes en céramique
peinte. Quelques unes étaient brisées et laissaient apparaître leurs
contenus : ornements et objets qui avaient dû probablement appartenir aux
défunts qui reposaient là. Un peu en retrait se situait une colonne de
pierre, similaire à un totem haut de douze pieds et représentant une pile de
têtes animales étranges garnie à l'arrière de trois pattes de métal. Les
membres semblaient amovibles et Lara en activa un. L'une des têtes opéra un
quart de tour latéral. Attentive à tout événement que cette action pouvait
être susceptible d'engendrer, elle observa patiemment tout ce qui
l'entourait durant quelques minutes, mais le levier ne semblait avoir
produit aucun autre effet. Le second qui fit glisser une autre tête n'en eut
pas davantage, ce qui amena la jeune femme à penser que le temps en avait
peut-être enrayé le mécanisme. Mais sa présomption fut rapidement balayée
lorsque le troisième levier provoqua en sus une bruyante avalanche de
mugissements provenant du couloir qui l'avait menée vers les lieux. Lara s'y
était précipitée aussitôt pour constater que des murs du couloir, s'étaient
dressés une multitude de piliers hérissés de pieux surgissant tantôt du
plafond, tantôt du sol et des murs, alternant à un rythme effréné. Elle
retourna vers le totem afin d'effectuer l'opération inverse, mais la
manipulation ne stoppa aucunement la sarabande mortelle qui l'avait
manifestement piégée dans ce sanctuaire au passé sanglant.
Kurtis avait exploré les anfractuosités
naturelles de la caverne qui avaient été converties en demeures. Elles
étaient pour la plupart vides ou contenaient de petites poteries de factures
irrégulières qui ne pouvaient lui être d'aucune utilité. Ce fut dans la
dernière, située à proximité de la rivière qu'il fit l'heureuse découverte
d'une palette de hameçons de métal suspendus sur un vieux panneau de bois.
La chaleur avoisinante avait conservé l'intégrité des petits objets, mais le
bois pourri et sec du panneau s'était effrité à son contact. Kurtis avait
ramassé les hameçons puis était sorti pour s'apercevoir, stupéfait, que la
lave qu'il avait vue couler un instant plus tôt avant son entrée dans la
demeure du pêcheur, avait fait soudain place à de l'eau. Il s'était mis
alors à la recherche de sa compagne qui l'avait quitté depuis un moment
qu'il jugea anormalement long. Lorsqu'il eut atteint le milieu du couloir
menant au grand hall, un vacarme assourdissant et continu avait rompu le
silence qui y avait régné jusque là.
« Les têtes effectuaient des quarts de
tours, ce qui constituait soixante-quatre combinaisons et l'une d'entre
elles devait certainement servir à stopper ce qu'elle avait enclenché »
avait rapidement déduit Lara. Elle s'était saisie d'un caillou afin de
graver des repères, puis s'était attelée à les composer toutes, une à une
scrupuleusement.
Kurtis avait découvert avec effroi
l'origine du chamboulement dont il suspectait sa compagne d'en être
l'auteur. Il tentait d'apercevoir cette dernière par-delà les faisceaux de
dangereux pics qui se dressaient par intermittence dans le couloir où elle
semblait avoir disparu, quand soudain, une ombre menaçante s'était abattue
sur lui.
Le grondement du mécanisme avait couvert
les bruits de craquements et de crissements qui étaient nés derrière l'homme
à son insu. Cependant les violentes vibrations arythmiques du sol qui
avaient suivi avaient alerté celui-ci et lui avaient permis d'esquiver le
coup meurtrier qui lui avait été destiné. Il avait plongé sur le sol et
effectué une roulade pour faire face à son agresseur et il avait été
stupéfait de découvrir que l'une des statues de glace géantes s'était
soudain animée et avait quitté sa place afin de le pourchasser. Kurtis avait
tenté de riposter au moyen de sa machette, mais cela n'avait eu que pour
seul effet d'entailler la chair de glace de son adversaire qui se
cicatrisait presque instantanément. Le guerrier de givre aux huit bras, armé
de son épée de même nature enchaînait les coups avec une vitesse foudroyante
qui n'offrait plus à l'homme qu'une retraite vers le village souterrain.
Kurtis avait tenté de chercher refuge dans
l'une des cavités qu'il avait visitées plus tôt, mais le géant avait brisé
avec la plus grande aisance la fine paroi qui l'abritait, anéantissant ce
qu'il avait estimé être son unique chance de lui échapper. Au bout d'une
dizaine de minutes de courses incessantes aux quatre coins de la grotte,
Kurtis s'était vu finalement acculé sur la rive du torrent. Etendu de tout
son long, désarmé, ne voyant d'autre issue que de le franchir ou bien de
succomber sous la lame du colosse prêt à frapper une ultime fois, l'homme
avait rampé le plus près possible du courant, s'était laissé glisser le long
du bord et s'y était maintenu agrippé, hésitant néanmoins à y plonger, ce
qui s'avérait pourtant être son seul salut.
La position de Kurtis le maintenait temporairement à l'abri des coups que la
statue avait redoublés. Réalisant assez rapidement son insuccès, cette
dernière avait sauté dans la rivière afin d'avoir à nouveau l'intrus à sa
portée. Le colosse avait pied et n'était que peu déstabilisé par le flux. Il
s'approchait inexorablement vers sa proie qu'une force inconnue le poussait
à anéantir, lorsque brusquement une onde de chaleur avait précédé la lave
brûlante dont le cours avait repris sa place antérieure. Le corps du géant
de glace se disloquait à mesure qu'il avançait vers Kurtis, poursuivant
toujours sa traque avec obstination et laissant échapper une vapeur fumante,
indice du bain torride et fatal qui le faisait fondre sans concessions.
« Une seconde de plus, et il était cuit »
se dit Kurtis qui avait projeté de plonger dans l'eau dans un dernier
recours. Et c'était peu de le dire, mais il avait eu chaud également, tandis
qu'il s'était hissé sur la rive, le front en nage et les pieds presque en
feu. Dès qu'il eut récupéré sa machette, il s'était précipité vers le hall
de glace afin d'y apaiser les brûlures que le flot de braises lui avait
infligées sur les jambes. C'est alors qu'il s'aperçut que le premier couloir
était à nouveau accessible. Il scruta tout d'abord un signe de vie de sa
compagne à l'entrée avant de se résoudre à s'y engager avec la plus grande
prudence.
Lara en était à sa trente-septième
combinaison, lorsque enfin, le mécanisme diabolique daigna mettre un terme à
son ballet meurtrier. Elle en prit rapidement note dans son carnet, avant de
se mettre à la recherche de Trent pour lui en faire part, mais elle vit que
ce dernier l'avait devancée, marchant à sa rencontre, boitillant, la vareuse
poussiéreuse et dont il sembla qu'une poche venait d'avoir été arrachée.
« - Que vous est-il arrivé ? » demanda Lara.
Il paraissait subitement être devenu muet, car pour seule réponse, il avait
agité son pouce en direction du couloir avant de s'effondrer tel un pantin
désarticulé aux pieds de l'autel où la jeune femme se tenait. Elle avait
remarqué également la tache de sang qui sourdait de son vêtement à l'endroit
de la poche arrachée.
Lara avait examiné les ossements humains à
côté de l'autel et au moyen de son dateur couplé au mini-compteur Geiger
emprunté à Trent, elle était parvenue à les dater approximativement. Le
dispositif lié aux leviers de la salle aux sépultures ne pouvait nullement
être l'oeuvre d'hommes primitifs. Soit les derniers occupants n'en étaient
pas, soit il leur était antérieur, ce qui apparaissait d'un étrange
anachronisme dans ce lieu confiné où ne demeurait plus âme qui vive depuis
une bonne centaine d'années.
Après avoir taillé quelques blocs de glace
dans la salle où régnait toujours le froid polaire qui avait accueilli le
couple la veille, la jeune femme les avait transportés vers le village
rupestre où elle avait conduit son compagnon. Ce dernier était toujours
inconscient et victime d'une forte fièvre, bien qu'elle eût soigné et pansé
sa blessure dont l'origine lui était encore mystérieuse, tout autant que la
disparition d'une des trois statues. Il délirait à présent, émettant des
bribes de phrases incohérentes.
La glace fondait relativement vite à
proximité de la source de chaleur que constituait la rivière de lave. Les
petits pots et creusets de terre cuite qu'elle avait dénichés dans les
cavernes et qu'elle avait destinés à en recueillir l'eau commençaient à
déborder. Lara les remplaça par d'autres, avant de s'en retourner, munie
cette fois d'une torche, vers la salle où demeurait toujours la porte close.
Celle-ci avait été aussi sculptée dans une glace épaisse. Aucune serrure ou
autre éventuel mécanisme manuel ne semblaient pouvoir l'activer, mais en
l'observant de très près, Lara remarqua que l'intérieur était nervuré
d'entrelacs de conduits multiples. « A quoi pouvaient-ils bien servir ? » se
demandait-elle, lorsque l'écho de son nom avait retenti soudain jusqu'à
elle. Trent venait de se réveiller.
La fièvre de Kurtis venait enfin de tomber.
Il eut quelques difficultés à rassembler ses souvenirs, mais une petite
douleur encore persistante à sa poitrine lui avait rappelé aussitôt
l'incident désagréable de la veille. Il avait extrêmement soif.
« - Tenez » fit Lara en lui tendant une
gourde emplie. Elle attendit qu'il se fut désaltéré pour poursuivre. «
Pourriez-vous me dire qu'est-ce qui vous a mis dans un pareil état ? »
Les propos de son compagnon concordaient avec la disparition de la statue,
et elle en avait aussitôt conclu que les diverses combinaisons qu'elle avait
composées la veille avaient probablement été à l'origine des phénomènes. Une
idée venait de germer dans l'esprit de l'aventurière, et elle voulait aller
vérifier quelque chose. « Avez-vous toujours le grappin?» demanda-t-elle.
« - Non, mais je pourrais facilement en fabriquer un nouveau avec les
hameçons que j'ai trouvés ici. » répondit Kurtis. « Il suffirait que je
puisse les porter à très haute température pour leur donner la forme
adéquate » ajouta-t-il en lançant un regard du côté de la rivière.
Il avait fabriqué une perche qu'il estima
suffisamment longue pour l'opération voulue, puis l'avait prolongée d'un de
ses chargeurs vides où il avait déposé les hameçons de métal. Il versa toute
l'eau dont ils disposaient sur la canne de bois avant de l'avancer vers le
liquide en fusion pour y plonger le chargeur. Quelques secondes avaient
suffi pour porter les métaux à incandescence, propre à les malléabiliser.
« - Voilà ! Nous avons un nouveau grappin » dit-il avec fierté une fois
l'opération terminée. « Par ailleurs, j'ai déjà deviné vos intentions. Mais
qu'espérez-vous trouver de l'autre côté ? »
« - Une sorte de vanne ou un dérivateur... Mais avant de s'y aventurer, il
faudrait que l'un de nous deux ailler actionner les leviers dans la pièce à
côté pour remplacer comme hier la lave par l'eau. Et vu votre état actuel,
je me désigne d'office aux exercices d'acrobaties. J'ai noté les
combinaisons dans mon carnet. Il suffit que vous procédiez exactement comme
je l'ai indiqué. »
Tout en se dirigeant vers son lieu d'affectation, Kurtis grommelait. L'idée
que la jeune femme l'avait presque qualifié d'infirme l'exaspérait, car
pensa-t-il « il était tout autant qu'elle, apte à ce genre de prouesse
physique, et ce n'était pas ses petites égratignures qui pouvaient le rendre
invalide d'une quelconque manière... ». Il en était là dans ses réflexions
lorsqu'il avait retraversé pour la énième fois le hall et avait remarqué
qu'à la place de la colonne qui faisait désormais défaut avait pris
naissance un stalagmite déjà aussi haut que sa propre taille, nourri par de
l'eau semblant suinter du plafond invisible et qui gelait quasi
instantanément au contact de la masse informe. Mais il n'y prêta guère plus
d'importance. Il avait repris sa litanie de protestations, tandis qu'il
rejoignait à contrecoeur son poste qui lui avait été assigné.
La machine infernale avait recommencé sa
symphonie barbare à la cadence de ses instruments mortels, tandis que l'eau
avait à nouveau afflué dans le lit de cendre. Son passage en fut ainsi plus
qu'aisé pour la jeune femme qui, grâce au cordage arrimé sur les deux rives,
l'avait franchi en moins de cinq minutes. Il s'agissait d'une nouvelle salle
comme elle l'avait supposé. Son sol était creusé de trois larges canaux
parallèles et à son hauteur, deux orifices étaient apparents mais ils ne
leur faisaient pas du tout face. Près du mur du fond, deux leviers en
étaient les uniques ornements. Le premier eut pour effet de faire apparaître
trois canaux transversaux aux premiers et le second avait activé la plaque
tournante où étaient rivés à présent les six canaux. Lara était parvenue à
l'orienter de telle manière à faire concorder les orifices avec deux des
canaux extérieurs. Satisfaite de cette manipulation qui ne lui avait pris
que quelques secondes, elle avait entrepris son retour dans la salle aux
cavernes. Cependant elle eut la désagréable surprise d'y découvrir que son
geste avait eut également pour effet de tirer de leurs sommeils séculaires
les deux autres colosses de glace qui lui barraient à présent le passage qui
menait au couloir. Vive comme l'éclair, Lara avait foncé tout droit et piqué
un sprint vers ce dernier. Les géants s'étaient retournés aussi vite que
leur permettaient leurs masses imposantes et s'étaient violemment heurtés,
ce qui les avait fait choir. Mais cela n'avait nullement suffi à les mettre
hors d'état de nuire car ils s'étaient relevés aussitôt pour poursuivre leur
tâche. Lara avait presque atteint le hall lorsqu'elle vit qu'elle y était
attendue également par le troisième colosse qui semblait avoir ressuscité,
mais auquel curieusement, il manquait la tête. Elle avait tenté de le
cribler de balles, mais celles-ci n'avaient visiblement aucun effet sur lui.
Lara courait et bondissait autour de lui pour le frapper sur ses flancs, le
déstabilisant quelque fois, mais le géant de glace perpétuait sa traque avec
acharnement jusqu'à ce que subitement, il avait suspendu ses gestes et
paradoxalement s'était rué vers ses deux congénères qui venaient de les
rejoindre. Elle ne connaissait pas la raison qui lui avait fait perdre la
tête, mais par bonheur, son revirement lui fut d'un grand secours. « Pourvu
qu'il tienne encore quelques minutes » pria Lara, tout en vérifiant le
chronomètre de sa montre.
« Lara Croft avait une écriture de pattes
de mouche, quoiqu'il admettait qu'il était tout de même très mal aisé
d'écrire convenablement par le froid qui régnait dans la salle de
sépultures... Encore trois minutes, et il devait arrêter le mécanisme » pensa
Kurtis. Tandis qu'il attendait le moment convenu, il s'était promené parmi
les rangées de tombes, et l'une d'elle, plus petite, avait attiré son
attention. L'urne brisée qui la surmontait laissait entrevoir un petit jouet
d'ivoire. Celui d'un enfant probablement. Il s'était penché pour le
ramasser, lorsque tout à coup, les pierres du champ de tombeaux avoisinants
avaient commencé à s'agiter d'une façon inquiétante.
Il n'avait détecté aucun signe d'un tremblement de terre, et cette
effervescence soudaine des pierres mortuaires ne présageait rien de bon. Il
avait redéposé aussitôt l'objet qu'il supposait être à l'origine du
bouleversement, mais son dernier geste n'eut aucune incidence sur ce qu'il
pensait avoir provoqué involontairement et qui poursuivait toujours son
cours. Il avait hâte de quitter l'endroit, et les deux dernières minutes
qu'il devait laisser s'écouler avant de réactiver les leviers lui parurent
les plus longs et les plus pénibles qu'il eût jamais connues.
Les pierres s'étaient mise à flotter dans
les airs, mues par une force obscure, puis s'étaient amassées en une nuée
unique tourbillonnante et menaçante dont la seule existence semblait n'être
destinée qu'à châtier l'insolent qui avait osé violer leur sanctuaire. En
tous cas, ce n'était pas Kurtis qui allait infirmer cette dernière
hypothèse, car il en était désormais devenu la cible, et avait entamé une
course folle à travers le cimetière afin d'échapper à la lapidation dont il
faisait l'objet. Dans sa fuite aveugle, il avait trébuché sur l'une des
urnes qui s'était brisée sur son passage. C'est alors qu'un lot de pierres
volantes s'était désolidarisé du groupe et était retombé sur le sol au même
instant comme si elles avaient été vidées de l'énergie qui les avait animées
plus tôt pour recouvrir leur état de vulgaires pierres. Kurtis n'avait guère
mis longtemps pour faire le rapprochement. L'énergie du désespoir avait
transformé sa douleur physique en fureur, et au moyen de sa machette, il
s'était aussitôt mis à fendre tous les pots qu'il trouvait sur son chemin,
jusqu'au dernier. Il était écorché de la tête aux pieds, mais il était
finalement parvenu à stopper son supplice.
« Si Trent avait bien suivi ses indications
à la lettre, ils allaient bientôt pouvoir franchir la porte ». Lara avait eu
le temps de voir avec joie le liquide de feu commencer s'acheminer dans les
nervures de cette dernière, mais sa réjouissance avait été de courte durée,
car comme elle le craignait, la statue étêtée avait rapidement succombé face
à ses deux adversaires et il n'en subsistait à présent que des débris
éparpillés un peu partout dans la salle. Néanmoins cet allié providentiel
qui s'était retourné contre ses propres acolytes avait réussi à leur
occasionner de lourds dégâts, à tel point qu'à l'un des deux, les bras en
étaient littéralement tombés. Kurtis venait de la rejoindre, et encore une
fois, il avait l'air d'avoir bataillé contre un régiment. Mais l'heure
n'était pas aux explications.
La jeune femme était aux prises avec les
deux autres colosses qui, tout comme celui auquel Kurtis avait été confronté
la veille, avaient vraisemblablement la tâche similaire d'exterminer toute
intrusion. Le premier des deux gardiens, devenu manchot, tentait de la
piétiner, tandis que le second s'était tourné subitement vers le nouvel
arrivant, et marchait à présent d'un pas déterminé vers lui, l'épée dressée,
prête à frapper.
Dès que Kurtis avait fait son apparition
dans la salle, il avait entendu sa compagne hurler à plusieurs reprises « La
porte ! », en lui indiquant quelque chose sur sa gauche. Il avait remarqué
les veines rougeoyantes qui parcouraient le portail de glace, qu'il avait
cru jusque là inexpugnable. Il y avait planté sa machette de toutes ses
forces mais son arme s'était fichée superficiellement, n'entamant pour le
moins du monde la couche de glace qui était encore trop épaisse à sa hauteur
et qui n'avait pas encore été visitée par le liquide brûlant. Il tentait
d'en extraire sa lame lorsqu'une idée qu'il avait jugée brillante sur le
coup avait traversé son esprit, car sa mise à exécution était des plus
périlleuses. Après avoir récupéré son arme, l'homme s'était maintenu
immobile devant la porte, attendant que le guerrier de glace qui venait à
lui assénât son coup meurtrier avant de plonger à la dernière seconde sous
ses pieds pour le faire basculer contre le rempart. L'épée du colosse avait
fendu la partie supérieure du portail fragilisé par le liquide bouillonnant
qui le traversait, et son corps propulsé contre la paroi avait parachevé le
travail afin de libérer la lave qui se déversa sur lui, telle une pluie
ardente qui le consumait progressivement alors qu'il tentait de se
redresser.
La voie était libre. Lara avait abandonné
la lutte contre son adversaire estropié pour se précipiter vers l'ouverture,
et sans l'ombre d'une hésitation, elle avait franchi le portail entre deux
crachins de lave.
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