Chapitre 13 : Fugitifs
Sheridan se renfonça dans son siège, mal à
l'aise.
- J'ai été contacté il y a plusieurs semaines, par un intérimaire pour une
mission particulière. Je devais récupérer une pièce essentielle aux travaux de
l'Ordre. Coïncidence, j'en connaissais la propriétaire. Lorsque j'en ai
fait la remarque à mon contact, les ordres ont changé.
Jane ne put retenir un cri étonné.
- Vous êtes un membre de l'Ordre ?
- Pas à part entière. Je suis un élément indépendant, j'accomplis diverses
missions quand ils me le demandent.
- Pourquoi ce dîner, Terry ?
Comme il gardait le silence, Jane sentit sa tension monter.
- Pour vous éloigner. Ils auraient sans douté préféré que vous restiez au manoir. Ni
traces, ni témoins. C'est la politique ancestrale de l'Ordre.
Winston. Le manoir. La ceinture. L'amulette. Jane sentit la main dans laquelle elle
tenait le pistolet devenir moite.
- Pourquoi ?
- Ils ont besoin des artefacts pour le rituel.
Avec un choc, elle réalisa soudain qu'il avait subrepticement glissé un bras sous
la table et devina qu'il tenait un 9 mm très efficace. Elle avait le choix : tuer ou
être tuée.
- Terry...
- Jane ?
De la main gauche, Jane fouilla son sac.
- Nous ne sommes pas à armes égales.
Elle déposa ce qu'elle en avait sorti sur la table. Pendant un instant, Sheridan ne
réalisa pas ce dont il s'agissait. Puis il reconnut l'amulette d'Horus et
ses pupilles se dilatèrent. Au même moment, deux Yamaha noires s'arrêtèrent
devant la baie vitrée, et leurs conducteurs sortirent des armes qu'ils braquèrent
vers leur table. Terry se leva précipitamment, tandis que Jane attrapait la carte et
l'amulette. Il l'entraîna vers les cuisines tandis que la vitrine explosait
sous les rafales des mitraillettes.
- Putain, Croft, vous avez combien de trucs dans ce sac ?!
Jane ne répondit pas. Elle sentit une balle lui frôler l'épaule tandis qu'ils
franchissaient les portes battantes. Toujours à la suite de Sheridan qui la tirait dans
sa course, elle contourna les plans de travail où les garçons de salle, éberlués, se
retournaient sur leur passage. L'un d'eux tenta de s'interposer et poussa
un chariot dans leur chemin, mais Terry sauta par-dessus tandis que Jane glissait sur un
plan de travail. Elle ne savait ou non si elle devait se méfier de Sheridan. Pour
l'instant non : c'était elle qui avait l'amulette. Ils couraient
désormais côte à côté, de part et d'autre d'un plan de travail en métal.
Lorsque les deux tueurs firent irruption dans la salle, les balles ricochèrent partout.
Les employés tentèrent à leur tour de fuir dans la même direction et ce fut la cohue.
Au même instant, Jane et Terry grimpèrent sur les tables et s'agrippèrent à, une
lampe suspendue pour atterrir les premiers devant la sortie. Elle entendit Terry jurer et
se retourna : il était tombé et se relevait. Jane n'hésita pas, et malgré les
balles qui fusaient, elle fit demi-tour et l'aida à se relever.
- Allons-y !
Ils débouchèrent sur la ruelle à l'arrière de l'hôtel. Terry, une main sur
le flanc, entraîna Jane à sa suite vers la façade. Elle freina son élan.
- Pas par là.
- Fais-moi confiance !
Ils contournèrent le pignon, et Sheridan avisa les deux Yamaha parmi la foule qui
fuyait. Les clés de l'une étaient sur le contact. D'un même mouvement, ils se
mirent en selle. Jane saisit son Desert Eagle tandis que Terry démarrait en faisant
ronfler le moteur. S'agrippant d'une main au conducteur, elle fit volte-face et
attendit quelques fractions de secondes. Ils commençaient à s'éloigner quand un
des tueurs, un homme vêtu de noir à la manière de ceux qui avaient pris le manoir
d'assaut, avec bonnet et gilet pare-balles se souvint-elle, ressortit des cuisines en
sprintant vers la verrière. Jane chargea, visa et fit feu, encaissant le coup d'un
mouvement d'épaule, tandis que l'homme qui bondissait vers eux était projeté
à plusieurs mètres en arrière, une balle au milieu du front.
Une porte. Pas la Porte. Plein de portes. De très
nombreuses portes. Et parmi elles, la sortie. Comment décider ? Pile ou face ? Pas de
bol, je n'ai aucune pièce. En gros je n'ai que mes deux mains. Et mes deux
pieds, aux boots redoutables. Je me sers de l'un d'entre eux pour emboutir la
première porte de droite. Argh, j'avais oublié cette histoire de côte froissée.
La douleur n'a rien pour améliorer l'humeur. La torche qui brûle entre chaque
porte du couloir éclaire faiblement la pièce. J'ai toujours aimé
l'obscurité. Mais elle me semble différente quand j'ai un flingue. Allez
savoir pourquoi ! J'avance et la porte se referme derrière moi. C'est
l'obscurité totale pendant un instant puis mes yeux s'habituent à la pénombre
et il ne me faut qu'une seconde pour reconnaître où je suis. Je suis chez moi, à
Croft Manor. Dans la cave, parmi les artefacts. Je cours droit devant, je traverse
l'enfilement de pièces jusqu'à la porte, j'appuie sur
l'interrupteur. Je ne sais pas trop comment c'est possible, mais je suis de
retour au Surrey, plus ou moins vivante. Je vais embrasser Winston. Je vais reprendre
possession de ma maison. Je vais finir ce que j'ai commencé, à savoir remettre en
place et réparer un minimum de casse en Egypte. Mais d'abord : un bain ! Et des
flingues ! Yeah, je n'en peux plus...
Je m'arrête net dans mon élan : dans le hall du manoir, des caisses sont empilées,
en attente d'être déménagées. Je me souviens d'avoir vu le manoir dans cet
état lors du grand déménagement. Le hall a exactement le même aspect qu'alors :
froid et impersonnel. Un regard en arrière me confirme que tout n'est pas dans son
état normal : le jardin est en chantier. Je ne suis pas dans le présent. Et comme pour
me donner raison, je vois une silhouette surgir devant moi. Une jeune femme avec un
chignon, habillée exactement comme moi. L'effet est étrange. Je suis curieuse, et
à la fois je ne veux pas en voir plus. Je me colle contre l'escalier, tandis que
l'autre moi avance vers une des caisses et en fait sauter le couvercle. Le reste de
la caisse s'effondre et dévoile un coffret en or, ornés d'anges qui dansent.
L'Arche d'Alliance. Je me sens sourire et le même sourire se dessine sur
l'autre moi. Sans doute à l'évocation de ce souvenir. Comment j'ai obtenu
cet artefact. Toute une histoire. Je vois ce cher Winston arriver, un plateau à la main.
Je tends la main à son passage, pour manifester ma présence, mais ma main passe au
travers de son épaule. Ce simple geste me terrifie. Un instant, je le vois hésiter à
avancer. Le plateau tremble, la tasse de thé s'agite. Puis mon majordome et ami
reprend sa course. Terrorisée, je le suis. Je suis donc un fantôme. Je murmure... «
Winston ». Mais aucun son ne sort de ma bouche. J'ai beau tenter de parler, de
crier. Rien n'y fait. Silence complet. Pour la première fois depuis très longtemps,
je ressens du désarroi. C'est ça que l'on ressent alors ? On peut tout voir,
mais ne rien toucher ? Je ferme les yeux. Du calme du calme.
Une silhouette bouge sur ma droite et je sens la terreur monter d'un cran. La Chamane
est là, devant l'entrée de la cave. Elle regarde vers moi, mais ses yeux sont
révulsés et elle murmure des imprécations qu'aucun des deux autres ne semble
entendre. C'est un chant guttural et rauque, qui sort de sa bouche de façon
ininterrompue. Je fais un pas vers elle, elle hausse d'un ton. Son chant a
sensiblement augmenté quand j'arrive à ses côtés, mais ne trouble pas le moins du
monde Winston ou l'autre moi. J'hésite à poser la main sur son épaule. Et si
je déclanchais un cataclysme ? Je pense à ce qui m'a menée ici, à l'amulette
d'Horus, à la dague de X'ian, au Scion. Et je pose la main sur l'épaule
de la Chamane. Qui me regarde dans les yeux. Et qui sourit. Je ressens un froid intense au
niveau du ventre. Puis la sensation se communique aux jambes, aux bras. Je regarde la
Chamane dans les yeux, tout bascule et je me sens tomber, tomber.
- Il nous suit !
- Bien sûr qu'il nous suit ! Ce sont des tueurs-nés, ils ne nous lâcheront pas
avant que nous soyons morts. Ou que nous les ayons tués. Au choix, je préfère la
deuxième solution...
Jane se retourna. Ils approchaient du Tower Bridge. La circulation était dense,
c'était samedi soir, période de vacances. La route étincelait de bruine. La moto
passait en danseuse entre les voitures, mais leur suiveur gagnait du terrain. Jane tendit
le bras, mit l'autre en joue et tira. Mais l'homme fit un écart et elle le
manqua. Elle sentit des gouttes et remarqua que le ciel s'était assombri. Il était
même complètement noir et menaçant. Quelques gouttes se mirent à tomber. Puis ce fut
le déluge. En un instant, leur vue fut brouillée par la pluie. Sheridan ne ralentissait
pas. Mais l'autre non plus. Jane distinguait avec peine le phare qui
s'accrochait à eux. Tirer serait vain. La silhouette du Tower Bridge se découpait
sur le ciel noir. Terry accéléra, changea de bande et partit complètement en diagonale
entre les voitures qui arrivaient en sens inverse. En un instant, Jane comprit son
intention. Elle glissa le pistolet contre sa jambe et son sac à l'intérieur de sa
robe. Puis, s'accrochant aux épaules de Sheridan, elle replia les pieds sous ses
fesses et attendit une seconde. La moto prit le trottoir de front et la roue avant se
souleva. Haut, assez haut pour enjamber la barrière de sécurité et envoyer ses
passagers directement dans la Tamise. Au moment du choc, Jane donna une petite impulsion
à ses chevilles et sentit une force prodigieuse la soulever, elle se vit passer
par-dessus Terry, et d'un mouvement similaire ils plongèrent vers le bas.
L'eau était glacée et elle s'enfonça très loin. De l'eau
s'engouffra dans sa bouche et son nez. Il lui fallait remonter. Vite. Avant que le
courant du fleuve gonflé par les pluies ne l'entraîne loin. Elle nagea
frénétiquement vers la surface, avec l'impression que cela durait des heures. Les
poumons sur le point d'exploser, elle fit irruption à la surface et inspira un grand
bol d'air qui la fit tousser, tout en se débattant avec les flots pour atteindre
l'une des piles du pont. Un éclair déchira l'obscurité et elle vit Sheridan
lui tendre la main. Il la souleva comme un fétu de paille et la déposa à ses côtés,
sur le pilier de droite. Elle voulut s'élancer vers le quai, mais il la retint en
lui montrant le pont au-dessus d'eux. Elle hocha la tête : compris ! Le tueur les
guettait sûrement. Ce n'était qu'une question de secondes avant qu'il les
débusque. Terry lui désigna une petite grille carrée qui bouchait l'entrée
d'un égout. De la crosse de son pistolet, il fit tomber les écrous rouillés et
tous deux pénétrèrent dans l'antre malodorante. Ils avancèrent en rampant le long
d'un large tuyau et se laissèrent tomber dans l'égout principal quelques
dizaines de mètres plus loin.
- Nous y revoilà.
Jane observa quelques instants sa tenue : sa robe était déchirée, sa jambe saignait.
Elle s'apprêtait à lancer une remarque cinglante à Sheridan mais s'arrêta.
- Hey ! Ca va ?
Il ne répondit pas. Pâle comme un linge, il haletait en se tenant le flanc. Jane lui
écarta la main d'autorité, révélant une plaie sanglante sur son côté droit.
Elle le plaqua au mur au moment où elle le sentit glisser.
- Appuyez-vous sur moi, on sort d'ici.
Retour au couloir des portes. Apparemment je n'avais
pas choisi la bonne ; j'examinai les bois, les montants, les torches. Aucune
indication quant à la porte à choisir. Tant qu'à faire, autant continuer. Je
défonçai donc celle de gauche. La douleur était nettement plus supportable à présent.
Là encore, le noir. Jusqu'à ce que j'y rentre et que la porte se referme dans
mon dos. Et là, surprise, je suis dehors. Le soleil brille doucement entre les ruines des
temples d'Angkor-Vat. Je me retourne : plus une trace de la porte. Les ruines
m'entourent. Je me tiens sur un promontoire, tout au bord d'une chute
d'eau. Soudain, une silhouette floue passe en courant devant moi et saute du haut
d'un mur.
- Pas si vite, Fraulein.
Cette voix ! Je me retourne. Von Croy ! Dans son éternelle tenue beige. Il regarde vers
moi mais ne me voit pas. L'air est tiède et humide. Le soleil entre par rayons fins
entre le feuillage des arbres et tombe directement sur Werner. Mon mentor. Il dissimule un
sourire en regardant quelqu'un en contrebas. Je me retourne et je réalises où je
suis : Cambodge. 1984. La fille qui regarde les murs antiques, c'est moi. Elle se
retourne et lui envoie un vrai sourire. D'un saut leste, Werner se laisse glisser en
bas du mur. Cet instant me trouble plus que je ne l'aurais cru. Quelques mois
auparavant j'avais bombardé Werner Von Croy lors d'une conférence qu'il
présentait au pensionnat. A ma demande, mon père lui avait demandé si il pourrait
m'engager comme assistante lors de son prochain voyage. L'archéologue avait
accepté avec gentillesse. Il m'avait traitée avec respect dès notre première
rencontre, et non pas en subalterne comme je l'avais craint. Les choses
auraient-elles été différentes si Von Croy avait été désagréable ? Me serais-je
tournée vers la vie que voulaient mes parents pour moi ? Je soupire et les suit entre les
ruines. A présent Werner propose une course. Le but est de dénicher l'Iris, sorte
de pierre magique légendaire aux pouvoirs étonnants. Je sais dès à présent que dans
un avenir lointain, cette jeune fille de seize ans aura à nouveau à faire à cet
artefact. Et à Von Croy. J'ai envie de lui crier de ne pas y aller. De faire
demi-tour. Qu'une autre vie l'attend. Une vie non pas de pillages, de combats
constants et d'incessants voyages mais une vie rangée. Une vie normale. Von Croy
fait le décompte, il va donner le signal du départ. Je sers très fort une branche
d'arbre pour garder mon calme, et celle-ci produit un craquement sec en se brisant.
L'archéologue a une hésitation en entendant le « crac », alors que je me vois
partir comme une flèche. Je décide de suivre cette fille à la course, et sans
réfléchir je m'accroche aux arbres, grimpe, glisse et me rattrape aux lianes, puis
cours dans les couloirs obscurs des temples et soudain je débouche sur la salle de
l'Iris. L'objet se trouve sous un dôme de métal, caché à celui qui rentrait
par mégarde dans cet endroit. Je m'arrête, essoufflée. L'adolescente me
dépasse et se dirige vers un levier. Je me rends compte que, déjà à cet âge, la
curiosité était plus forte que tout. J'ai réussi à arriver jusqu'ici. Je me
suis servie des objets sans y penser vraiment. Machinalement. Est-ce que je pourrais
empêcher ce qui va suivre ?
Je me vois tirer sur le levier, et je me souviens. Le dôme s'écarte, révélant un
gouffre, et au centre de celui-ci, un socle supportant l'Iris. Je le contemple une
seconde puis je me retourne et regarde le visage de l'autre. Mes yeux de seize ans
découvrant cet objet magique pour la première fois. La lueur de l'objet se
reflétant dans mes yeux. La fille ne respire plus, ne fait plus un geste.
Von Croy arrive alors, essoufflé. Je l'entends parler mais ne comprends pas ce
qu'il dit. Je sens battre mon coeur. « Werner, si seulement vous aviez pu vous
en empêcher ». Ce qui suit se passe très vite. Werner se saisit de l'Iris et le
sol commence à trembler. Bouleversée, je vois Von Croy préférer rester auprès de
l'Iris. Je vois la fille courir vers la sortie, se retourner et l'appeler. Sans
se rendre compte de rien, elle passe devant la Chamane qui se tient toute droite parmi les
blocs qui s'effondrent. Je la rejoins en trottinant. Le vacarme est épouvantable. On
dirait que la terre est en train de hurler, mais elle reste immobile, ses lèvres bougeant
assez vite pour que je devine qu'elle récite toujours sa prière. Tandis que je
tends la main vers elle, je me retourne et je vois le dôme se refermer sur Von Croy. Je
comprends dès lors que rien n'aurait pu changer ce qu'il est advenu ce
jour-là. Que je sois arrivée la première où après lui, Werner aurait de toute façon
pris possession de l'Iris. Et je l'aurais de toute façon perdu. A cette
pensée, je sens à nouveau le sol s'ouvrir. Je me sens tomber. Retour aux
portes...
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