Chapitre 14
Lara n'avait pas bougé depuis
près de deux heures. Elle regardait le plafond, les yeux perdus dans le
vague, marmonnant des mots inintelligibles. De temps en temps, une
grossièreté envers Legg était clairement exprimée, mais la jeune femme
repartait vite dans sa léthargie. Encore une heure s'écoula ainsi.
Finalement, après un long soupir, elle finit par se lever. Elle était en
proie à un renoncement blasé : Legg l'avait battue à plates coutures. Elle
se résignait donc à la défaite, noblement. C'était une marque d'élégance de
reconnaître sa défaite...
Elle était en train de faire ses bagages lorsque la porte s'ouvrit à la
volée. Elle sursauta à peine. Indiana Jones et Alex West entrèrent de
concert, bras dessus bras dessous. Ils étaient en tenue décontractée,
estivale, et étaient propres et rasés de frais. Mais ils arboraient tous les
deux un splendide pansement sur le front. La jeune femme reçut leur baiser
sur chacun de ses joues, en même temps.
- Moi j'dis que ça commence à me plaire, cette histoire ! s'exclama
joyeusement Alex.
- Il faut reconnaître que ça s'accélère, admit Jones en souriant. (Se
tournant vers Lara) Alex vient de m'expliquer que son moscovite d'employeur
l'avait joliment doublé !
- Tout en douceur ! confirma Alex. Un bon coup de boules entre les deux yeux
!
Indy rit de bon coeur.
- Moi, c'est pas mieux, reprit-il. Ce français, là, Beauchamps, il ne fait
pas que ressembler à une armoire : il est une armoire ! Mon dieu, ce coup de
poing !
Il toucha le pansement sur son front en grimaçant. Alex devint carrément
hilare, Indy le rejoignant rapidement.
- Vous êtes saouls ? demanda Lara d'une petite voix.
- Pas du tout ! s'exclama Alex. Mais ça ne saurait tarder !
Il sortit aussitôt deux bouteilles de whisky de son sac à dos et les exhiba
fièrement.
- Miss Legg t'a soulagée des deux morceaux de l'invitation ? demanda Indy.
- Oui, en effet.
Il prit une chaise et s'assit, un peu calmé de son hilarité.
- On les a sous-estimés, reconnut-il. Leur plan est plus élaboré que ce que
je croyais.
- Fallait bien un petit challenge ! renchérit Alex en tendant des verres
pleins.
Il trinqua avec Indy, puis avec Lara. Elle opposa mollement son verre.
- Fais pas cette tête, Croft !
Lara secoua la tête en soupirant.
- Vous avez la défaite joyeuse, j'ai la défaite triste, répondit-elle.
- Que veux-tu dire ? s'étonna Indy.
- Simplement qu'on s'est fait battre à plates coutures... Ils ont l'invitation
complète, ils vont à l'Assemblée. Ils ont gagné, point. A nous de nous
retirer avec élégance.
Les deux hommes ne riaient plus du tout. Ils écoutaient en silence. Alex but
une gorgée de whisky avant de prendre la parole.
- Tu abandonnes, Lara ?
- Abandonner ? Je n'abandonne rien, puisque la partie est terminée. On ne
sait pas où se déroule l'Assemblée, et nous n'avons plus le moyen d'y
participer de toute façon. Et puis, il vaut mieux pour vous que ça s'arrête
maintenant : je porte malheur.
- Chase Carver ? proposa Indy.
Le regard de la jeune femme se voila légèrement.
- Oui, Chase Carver, par exemple, fit-elle.
- Mais je suis immortel, rappela Jones.
- Pas West.
Alex termina son verre et le posa sur la table.
- Tu viens, Jones ? dit-il. On a du boulot. (Indy se leva) on se
débrouillera mieux sans elle. Depuis la mort de Carver, elle est devenue une
pleurnicheuse. A la moindre difficulté, elle retourne chez elle en gémissant
des « papa, pourquoi t'es plus là ! » et des « oh mon dieu, c'est ma faute
si Chase est mort, ouinnnn ! ».
Il ouvrit la porte de l'appartement et regarda Lara d'un air méprisant.
- On s'en va ! On a pas besoin d'une gonzesse larmoyante !
Il sortit. Indy le suivit et referma la porte derrière lui, laissant la
jeune femme seule rouge pivoine, les yeux embués de larmes, et la mâchoire
tellement serrée que ses lèvres n'étaient plus que deux traits fins et
blanchâtres. Alex et Indy restèrent dans le couloir. Le jeune aventurier
s'appuya tranquillement contre le mur et croisa les bras.
- Joli discours, reconnut Jones. Mais on voyait tellement où tu voulais en
venir que je me demande quel résultat tu attends réellement...
West le gratifia d'un grand sourire.
- Oui, c'est assez évident, comme méthode, quand on est détaché et qu'on a
la tête froide... Mais quand on est dans l'état mental de Lara à ce moment-là...
- C'est possible...
- C'est sûr ! Crois-moi, elle a tout pris en pleine tronche !
Ils attendirent quelques minutes. Alex consulta alors sa montre.
- Ca ne devrait pas tarder. Prépare-toi !
- Que je me prépare ? s'étonna Jones.
- Tu ne crois quand même pas qu'elle va me laisser passer le tas d'insultes
que je lui ai servi ? Je te demande juste de vérifier qu'elle n'ait pas
d'armes.
- Quoi, à ce point-là ?
- On sait jamais... Laisse-la agir, sauf si tu vois qu'elle va trop loin. Mais
je devrais contrôler...
Soudain, la porte s'ouvrit à la volée, avec une violence inouïe. Lara était
dans une rage indescriptible. Furibonde, hagarde, elle avait le regard qui
flamboyait, comme fou. Sans hésiter, elle se jeta sur Alex, le saisit par le
col, le décolla du mur contre lequel il était appuyé et lui fit traverser le
couloir, le plaquant contre le mur opposé. Le souffle coupé, le jeune
aventurier empêcha discrètement Indy d'intervenir. Toujours hystérique, Lara
secoua son ami comme un cocotier, le faisant presque rebondir contre le mur.
Elle hurlait des imprécations quasiment inintelligibles, qui devaient
s'entendre dans tout l'immeuble. Elle arrêta de le secouer, mais sans
décolérer pour autant. Libérant sa main droite, elle se mit à le gifler à
toute volée, d'un côté et de l'autre. Un peu sonné, Alex s'écroula par
terre. Sans hésiter, Lara se jeta sur lui et, à cheval sur son torse, elle
continua à le frapper.
- Lara !!! hurla sèchement Indy. Ca suffit !
La jeune femme stoppa ses coups. Essoufflée, elle regarda sa victime : son
visage était marqué par des traces de coups et des estafilades de griffures.
Mais il n'avait pas dit un mot de toute la séance. Il avait encaissé sans
rien dire, le regard triste. Toujours à cheval sur lui, au milieu du couloir
de l'immeuble, elle reprit son emprise sur elle-même. Ses épaules
s'affaissèrent. Soudain, elle changea de position pour se retrouver couchée
sur lui. Elle colla violemment ses lèvres sur les siennes et l'embrassa
goulûment à pleine bouche. Alex l'enlaça passionnément.
- Euh... Vous êtes au milieu du couloir... intervint Indy, en regardant les gens
se pencher dans l'escalier pour trouver l'origine du raffut.
Lara se redressa et rentra dans l'appartement. Indy aida Alex à se relever à
son tour.
- J'ai préféré la seconde partie, moi ! fit-il en riant.
- Ca va ?
- J'ai connu pire...
Ils rejoignirent la jeune femme à l'intérieur et refermèrent la porte. Lara
gratifia aussitôt Alex d'un regard glacial.
- Eh ben... souffla-t-il. Tu changes à une de ces vitesses...
- West, prononce encore une fois le nom de Chase Carver devant moi, et même
si c'était pour me faire réagir, je te jure que je te tue !
Alex se mit au garde-à-vous et fit un salut militaire exagéré.
- Bien, m'dame ! s'exclama-t-il.
***
Poussant un chariot, Winston
apporta un nouveau chargement de livres provenant de l'impressionnante
bibliothèque du manoir Croft. Les trois aventuriers avaient investi le grand
bureau de Lara afin de continuer les recherches. Leur retard par rapport au
trio de milliardaires s'était accentué, et ils n'avaient plus de temps à
perdre. Des dizaines de livres, de papiers et de cartes recouvraient
l'immense table en bois précieux, tandis que Bryce peaufinait une
installation vidéo qui finit par envoyer l'image de l'ordinateur portable
sur un écran géant. Immédiatement s'afficha en grand le planisphère et les
trois points clignotants. Les émetteurs se trouvaient en Angleterre, en
Russie et au Pérou. Lara sortit le sien et le posa sur la table.
- Bravo, messieurs, vous êtes omniscients ! fit-elle. Vous êtes à la fois
ici et là-bas !
- J'ai refilé discrètement mon émetteur à Smith, répondit Indy.
- Mais comme il n'a rien à faire au Pérou, on peut supposer qu'il s'en est
rendu compte et s'en est débarrassé à son tour.
- Sûrement.
- Et toi, Alex ?
- J'avais un émetteur, moi ? s'étonna ce dernier.
- Oui. Je te l'avais placé quand tu m'as honteusement embrassée sur la joue,
en Turquie.
- Honteusement, honteusement... Comme tu y vas, miss monde ! Tu l'avais collé
où ?
- Dans la poche de ta veste.
- Ah oui, je vois...
- Alors ?
- Je l'ai oublié à mon hôtel, à Moscou.
- Et que faisais-tu à Moscou ?
- Voir Otrianov, bien sûr.
- Ok, intervint Indy, toutes les pistes sont donc mortes ! Il va falloir
nous débrouiller avec ce qu'on a !
Lara soupira. Alex se contenta de hausser les épaules.
- Nous savons ce qu'est l'Assemblée, commença Indy. Romains et Grecs,
Egyptiens et Scandinaves se réunissaient. Pour ménager les susceptibilités
bien exacerbées à l'époque, il serait assez logique que cela se passait dans
un endroit situé à équidistance des centres névralgiques de ces peuplades.
- J'ai déjà mal au crâne... gémit Alex.
- Prenons les capitales de l'époque. Disons, Rome, Kheops et... on va dire
Oslo...
Il prit une carte d'Europe et, à l'aide d'un crayon et d'une règle, relia
les capitales entre elles. Il regarda le résultat d'une moue dubitative.
- La Pologne. Ou la Hongrie... (il soupira) ou n'importe où en Europe de l'Est
!
- Ben c'est bien, on progresse ! fit Alex. Faut affiner, maintenant.
- Non, on régresse. Des peuples de l'antiquité ne pouvaient pas se réunir
dans une région aussi hostile !
- Ca fera plaisir aux Polonais...
- A l'époque, Alex, à l'époque ! Tiens, au fait, tu ne trouves pas que Lara
ressemble à l'actrice Angelina Jolie ?
Alex regarda sa jeune amie, surpris. Celle-ci soupira, blasée.
- Angelina Jolie ? La nana avec une bouche de canard, mauvaise comme un
cochon, en plus ? s'exclama-t-il.
- Oui, justement, répondit Indy.
Alex grimaça.
- Mauvaise idée, docteur Jones, mauvaise idée...
Lara venait de froncer les sourcils, geste qui n'augurait rien de bon. Elle
posa le stylo qu'elle faisait tourner entre ses doigts et se pencha vers un
Indy hilare.
- Tout immortel que vous êtes, docteur Jones, fit-elle d'une voix douce et
froide, je suis sûre que certaines parties pendouillantes ne repoussent pas,
si elles sont sauvagement tranchées...
Indy perdit aussitôt son sourire. Il toussa légèrement, gêné, tandis qu'Alex
s'étouffait de rire.
- Oui, bon, reprenons, grommela Indy. La seule solution est de trouver un
des trois milliardaires et de le suivre à distance. Il ou elle nous
mènera au lieu de l'Assemblée.
- Mouais, enfin, ils ont l'invitation complète... Ils sont déjà en train
d'assister à l'Assemblée ! soupira Lara.
- Non, pas sûr... Pas sûr du tout, même. Dans l'antiquité, les érudits se
basaient sur le ciel, les étoiles et la lune. Ils y voyaient des
manifestations divines.
- Et alors ?
- Il ne serait pas étonnant que l'Assemblée est lieu à une date connue de
tous, tous types de calendriers confondus. Dans notre cas, une conjecture
stellaire particulière...
- Ouhlàlà... gémit Alex. Genre, ça donne quoi ?
Indy se saisit d'un calendrier et y jeta un bref coup d'oeil.
- Dans quatre jours, dit-il simplement.
Lara et Alex regardèrent à leur tour : la date correspondait à une éclipse
de lune.
- Ok, on sait quand, fit Alex. Mais toujours pas où ! Les suivre est risqué,
non ? Si ça se trouve, ils sont déjà sur place, à attendre...
- C'est possible, en effet. Mais c'est notre seul espoir ! Prions pour
qu'ils n'y soient pas encore !
- Smith et Legg ont Rome en commun, fit Lara. Il faut y retourner rapidement
et entamer la filature de là-bas !
- Je suis d'accord.
- Bon, ben feu alors ! reprit Alex.
- Une dernière chose : le mot « Astrificum ». Vous vous êtes renseignés, je
suppose ? Ca signifie « faiseur d'étoiles ». Vos avis ?
- Legg m'a certifiée que c'était un bijou somptueux.
- Idem pour Otrianov, renchérit Alex.
- Bien, ils ont bien préparé la soupe à nous servir... En fait, c'est autre
chose... Astrificum, c'est la récompense suprême : une collection
complète de pouvoirs permettant de créer des étoiles.
- J'avais raison, avec mes rock stars, ironisa Alex.
- De vraies étoiles. Legg, Otrianov et Smith prévoient de devenir des Dieux.
- Super...
- Bon, on retourne à Rome ?
***
- J'en ai marre... gémit Alex en
entrant dans l'appartement de Lara. Un aller-retour en moins de vingt-quatre
heures.
Sans rien dire de plus, il s'écroula sur le lit, tandis qu'Indy refermait la
porte.
- Je suis mort, continua Alex. Je ne bouge plus !
Lara s'installa dans le coin cuisine et entreprit de faire du café. L'odeur
de torréfaction emplit rapidement les lieux. L'effet fut magique sur West :
il se leva d'un bond, alléché. En attendant sa tasse, il alla se poster à la
fenêtre.
- Il faudrait que tu retrouves la trace de Legg, dit Indy à Lara. On
pourrait s'occuper de Smith.
- Bonne idée.
- Ca me gène un peu de te laisser de nouveau seule.
- Mais non, t'inquiète !
- Inutile de faire des plans sur la comète, intervint Alex. Les voilà.
- Qui ? Nos chers employeurs ? s'étonna Indy.
- Presque. Leurs porte-flingues !
Indy et Lara vinrent jeter un coup d'oeil par la fenêtre : une grosse
Mercedes noire venait de s'arrêter au pied de l'immeuble.
- Combien ils étaient ?
- Six.
Lara commença à sortir des armes de sa malle. Indy se servit, choisissant un
revolver léger.
- En fait, non, ils sont une vingtaine, continua Alex. Trois autres bagnoles
viennent d'arriver...
- Ils nous craignent, remarqua Indy. Ils préfèrent se débarrasser de nous
plutôt que de risquer de nous avoir sur leurs talons.
- Pourquoi Legg ne m'a pas tuée en me volant les deux fragments, alors ?
- Simple : elle attendait la confirmation des autres. Tu mourrais, on
l'apprenait, et on se méfiait d'autant plus.
- Maintenant qu'ils sont sûrs d'avoir l'invitation en entier... compléta Alex.
Il quitta enfin la fenêtre et prit les deux magnums fétiches de Lara.
- Tu permets ?
- Mais je t'en prie, répondit-elle en armant bruyamment son Desert Eagle.
- Laissez-en un vivant, conseilla Indy. C'est une bonne chance de retrouver
la trace des Pieds Nickelés !
Lara ouvrit la porte. Des bruits de pas résonnaient dans l'escalier.
- On va tâcher, Indy, on va tâcher... Pas vrai, West ?
- Sûr, ma poule ! On va essayer...
|